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— Tu viens te battre contre les Jerrys ?

— Et comment !

Une vieille femme arrivait bras levés, comme une prisonnière. Elle prenait l’accent de Dublin pour de l’allemand. Elle sortait des décombres de sa maison. Elle était sonnée, couverte de suie et d’éclats de plâtre. Lorsqu’on lui a montré le camion irlandais, elle s’est assise sur le trottoir en secouant la tête, maintenant persuadée que le souffle des bombes l’avait expédiée à l’autre bout du pays.

Le rassemblement débordait sur la rue. Des soldats nous ont dispersés. Ils ont repoussé un journaliste du Belfast Telegraph et lui ont confisqué ses photos. Lawrence m’a expliqué. L’Irlande était neutre et sa présence aux côtés d’un belligérant, même en soldat du feu, pouvait embarrasser le gouvernement irlandais. Nos pompiers ont repassé la frontière le jour même.

Nous allions de tristesse en colère. J’écoutais la ville hachée. Les mots en fragments. « Je n’ai jamais aimé laver les vitres. Maintenant, j’ai une bonne raison pour ne plus le faire », avait écrit un commerçant, sur la devanture brisée de son magasin. A l’angle de Victoria Street et d’Ann Street, juché sur un parpaing, un homme criait que l’Irlande du Nord n’était pas protégée. Que n’importe quelle ville anglaise avait des abris, une défense antiaérienne, des troupes, des vrais pompiers.

— Savez-vous combien nous avons de canons antiaériens, le savez-vous ? hurlait l’homme.

Il attendait une réponse. Mais beaucoup continuaient leur chemin, honteux de prêter l’oreille.

— Une vingtaine dans tout l’Ulster ! Et des abris antiaériens ? Quatre ! Seulement quatre en comptant les toilettes publiques de Victoria Street ! Et des projecteurs ? Combien ? Hein ? Combien de faisceaux pour traquer les avions ? Une douzaine ! Il y avait plus de deux cents bombardiers, cette nuit au-dessus de nos têtes. Et le meilleur des Fritz, hein ! Des Junker ! Des Dornier ! Et nous, on avait quoi, nous ?

— Saleté de papiste ! a gueulé sans se retourner un type qui passait.

L’orateur lui a montré le poing.

— Imbécile ! Je suis un protestant loyal ! Britannique comme toi ! Membre de l’Ordre d’Orange de Coleraine alors ne vient pas me faire la leçon !

Et puis il est descendu de son moellon. Il a remonté son col de veste et remis son chapeau mou en marmonnant une nouvelle fois :

— Imbécile !

Un protestant. C’était la première fois de ma vie que j’en voyais un.

3

Killybegs, dimanche 24 décembre 2006

Je suis retourné souvent à Killybegs, dans la maison de mon père. Aujourd’hui encore, il n’y a pas l’électricité, ni l’eau. J’ai laissé le cottage comme ça, pour garder sa part de traces et d’ombre. Pour maman ranimant la cendre, accroupie devant la cheminée, mains en cornet sur ses lèvres. Pour mon père, assis à table, poings sous le menton en attendant que la pluie cesse.

Sheila, ma femme, n’a jamais aimé me suivre ici. Elle disait que c’était un caveau. Que l’ombre mauvaise de Patraig Meehan passait dans mon regard quand j’étais sous son toit. Mes frères et mes sœurs n’y sont jamais revenus. Etats-Unis, Angleterre, Australie, Nouvelle-Zélande. A part bébé Sara, tous ont choisi l’exil. Alors, j’ai gardé la clef. Moi seul. Comme on protège un lambeau de mémoire. Depuis les années 60, c’est ici que je me suis toujours réfugié. Quitter Belfast, la ville, la peur, les Britanniques. Passer la frontière. Retrouver l’Irlande de notre drapeau. De temps en temps, pour quelques jours ou quelques semaines, tirer l’eau du puits, frissonner devant la cheminée noire. Marcher dans la forêt, ramasser le bois pour la brassée de nuit. Ne sursauter à rien d’autre qu’au craquement du feu. J’ai refait la chaux blanche des murs épais. J’ai réparé le toit d’ardoises. J’ai abattu le vieil orme malade, mais gardé le grand sapin. Toutes ces années, je venais ici pour me guérir de la guerre. Obligé en rien, pressé par rien, ne redoutant personne. J’étais en retraite. Un ermite, un moine de nos couvents, un reclus.

Je suis souvent retourné dans la maison de mon père, mais c’est pour mourir que j’y suis revenu, il y a quatre jours. Sans ma femme, sans mon fils. Seul, arrivé en car de Dublin. Sheila m’a rejoint deux jours plus tard, pour une heure. Elle m’a apporté des vivres, de la bière, de la vodka, la crosse de hurling de Séanna, et elle est repartie pour Belfast. Je ne voulais pas qu’elle reste. Trop dangereux. Jack devrait venir me voir aux premières heures de janvier.

Sur le mur de la cuisine, j’ai dessiné au crayon noir une sorte de calendrier, comme ceux que nous faisions en prison pour ne pas perdre le temps. 24 décembre 2006. Une barre par jour, une botte par semaine. J’ai tenu les trois premiers jours sans sortir. La chaumière était devenue mon terrier. Je fermais la porte de l’intérieur, bloquant la poignée avec un madrier. Sheila avait cousu des rideaux opaques. A la nuit, je les ai tirés avec soin avant d’allumer mes bougies.

Ma femme et mon fils m’avaient supplié d’éviter le Mullin’s. Ils craignent pour ma vie. Ils ont sans doute raison. Après trois jours, cloîtré dans la maison de mon père, j’ai pourtant renoncé à me cacher.

Ce matin, je suis allé au village, acheter un cahier et quelques stylos. Je veux écrire. Pas avouer, encore moins expliquer mais raconter, laisser une trace. Puis j’ai marché sur le port, dans la lande, en lisière de la forêt d’hiver. J’étais juste un vieil homme, casquette sur les yeux et veste en fin de vie. Personne ne reconnaîtrait en moi Meehan, le traître. Pas même ce salaud de Timy Gormley, qui n’avait jamais quitté sa rue depuis l’enfance, et qui mourrait certainement un jour en la traversant à petits pas.

J’ai appelé Sheila avec mon portable.

— Quelqu’un va te reconnaître. Rentre au cottage, a supplié ma femme.

Elle voulait vivre ici avec moi, quand même et malgré tout. Mais j’ai refusé. Trop de risques. Belfast était devenu irrespirable pour elle. Alors elle s’est installée à Strabane, chez une amie, à une heure de route.

— Ils viendront, soufflait-elle.

Bien sûr, ils viendront. Ils étaient déjà venus, d’ailleurs. Lorsque je suis arrivé ici, j’ai nettoyé le mot « traître ! » barbouillé au goudron noir sur la chaux du mur. Et puis quoi ? Attendre à Belfast, ici, derrière les rideaux de la maison ou devant mon verre au pub, quelle différence ? Ils viendront, je le sais.

J’avais décidé. Chaque soir, je passerai la porte du Mullin’s. Boire la bière de mon père, occuper sa table ronde adossée au mur ocre, entre les fléchettes et les toilettes pour hommes. Sa fenêtre, son seuil, son perron d’ivresse. Aujourd’hui, ma première pinte a même été pour lui. Je l’ai bue les yeux clos. Et puis j’ai regardé le pub. Tout avait changé, rien n’avait changé. Il était plus petit que dans ma mémoire écolière. Les odeurs avaient perdu leur patine. Sur les murs, les affiches avaient remplacé les gravures sous verre. Les voix étaient plus douces, les rires absents. Mais sur le sol, près de la table, il restait l’empreinte du vieux poêle que l’on gavait de tourbe. Le parquet gardait les traces des pas anciens, des bières renversées, des brûlures de tabac. Il traînait partout des éclats de nous.

Je me suis senti bien. J’ai sorti le sliotar de ma poche, la balle de hurling que Tom Williams m’avait offerte il y a soixante ans. Lorsqu’il me l’a lancée, une nuit en pleine rue, elle était blanche, presque neuve. Il s’en était servi une fois, dans un match amical contre une équipe d’Armagh. Le capitaine adverse avait quinze ans. Lui et ses gars avaient écrasé Belfast. En hommage au perdant, ils avaient signé le sliotar et en avaient fait cadeau à Tom. Aujourd’hui, les noms étaient effacés. La balle avait une couleur d’ardoise sous la pluie. Peau écaillée, couture déchirée, cuir ridé de vieil homme. A l’intérieur, le liège était noir, dur comme une compression de tourbe. Elle n’était même plus ronde, même plus lisse, même plus balle. Un pruneau éventré. L’amulette du condamné.