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Ce qui déclencha des rires forcés. Feric étudia avec plus d’attention les hommes qui entouraient Bogel. On pouvait grossièrement les diviser en deux groupes : une petite minorité écoutait avec sérieux et recueillement, tandis que tous les autres paraissaient considérer l’élégant petit homme aux yeux brillants et à la physionomie sombre comme une sorte de divertissement comique. Cela mis à part, les deux groupes semblaient composés du même type d’individus : des commerçants, des artisans et des fermiers d’âge moyen gros buveurs de bière – des gens simples et honnêtes dont la compréhension des affaires publiques pouvait difficilement passer pour profonde.

Feric avait le sentiment que Bogel surestimait son auditoire, en affichant comme il le faisait un air d’intellectuel sarcastique et condescendant dans une taverne populaire.

« Un Dominateur ne parlerait pas autrement ! » rugit un autre. Les rires redoublèrent, mais nuancés cette fois d’un certain malaise. Pour la première fois, une petite flamme apparut dans les yeux de Bogel.

« Voilà ce que dirait un crypto-Universaliste ou un homme pris dans un champ de dominance, répliqua-t-il. Le Parti de la Renaissance Humaine est l’ennemi juré des Doms et de leurs dupes et laquais universalistes ; personne n’en doute, et surtout pas ces canailles. Tourner en ridicule le Parti ou sa direction sert donc les intérêts des Dominateurs. Comment savoir si ces paroles n’ont pas été mises dans votre bouche par un maître inhumain ? »

Et Bogel de sourire, pour bien souligner la plaisanterie. Mais la subtilité sembla échapper totalement au public ; les visages se fermèrent et l’atmosphère tourna à l’aigre. De toute évidence, ce Bogel, pourtant doté d’un esprit vif, n’avait pas l’art d’entraîner les hommes par le seul jeu de son éloquence.

« Vous osez insinuer que je suis le jouet d’un Dominateur, misérable scélérat ! »

Bogel parut décontenancé ; il n’avait certes pas voulu déchaîner la colère contre lui, mais c’était de toute évidence le résultat qu’allaient lui valoir ses propos. Le serveur arriva sur ces entrefaites avec la salade et la bière. Feric sirota distraitement et picora dans son assiette, résolu qu’il était, pour une raison qu’il s’expliquait mal, à observer le drame qui se jouait devant lui.

Bogel eut un pâle sourire. « Allons, allons, mon ami ! Ne soyez pas si solennel et compassé ! Je n’accuse personne ici d’être le jouet d’un Dominateur. Mais, par ailleurs, l’un d’entre nous pourra-t-il être sûr que son voisin n’est pas prisonnier d’un champ de dominance ? Voilà l’horreur insidieuse de ces créatures : des hommes purs tels que nous ne pourrons jamais se faire entière confiance tant qu’un seul misérable Dom vivra sur le territoire de Heldon ! » Ces mots parurent apaiser la foule, du moins suffisamment pour lui permettre de poursuivre.

« Cette discussion entre nous nous montre dans quels abîmes est tombé Heldon sous ce régime de lavettes, souligna-t-il. Je mettrais ma tête à couper qu’il n’y a pas ici un seul homme pur qui ne se précipiterait pour tordre le cou d’un Dom si l’une de ces créatures faisait son apparition. Et pourtant vous répugnez à soutenir un parti dont la vocation est d’exterminer impitoyablement cette vermine. Il n’y a pas ici un seul homme pur qui ne tuerait son propre enfant si celui-ci trahissait la race humaine en s’appariant avec un mutant ou un hybride. Mais, gagnés par l’indolence, vous ne réagissez pas quand le Conseil, sous la pression des Universalistes, relâche les lois de pureté génétique, permettant ainsi aux mutants étrangers d’entrer à Heldon pour y effectuer les tâches dont les laquais des Doms vous ont convaincus qu’elles sont indignes de vous. Nul doute que dans une ville comme Ulmgarn, si proche du foyer d’infection borgravien, de bons Helders tels que vous se lèveraient en armes, prêts à se rassembler en masse sous la bannière du Parti de la Renaissance Humaine, si je proclamais que nous nous consacrons à la préservation de la pureté raciale et à l’éviction des Conseillers imbéciles qui, pour se ménager les faveurs des fainéants et de la canaille, abandonnent la rigueur de fer de nos lois de pureté génétique !

— Bien parlé ! » ne put s’empêcher de s’exclamer Feric. Mais sa voix se perdit dans l’ovation générale, car Bogel venait soudain de toucher à la fierté raciale simple mais noble de ses auditeurs. Dans la taverne, d’autres consommateurs délaissèrent leur conversation pour reporter leur attention sur l’orateur.

« C’est du moins ce que, dans ma naïveté, j’imaginais quand j’ai décidé de quitter Walder pour ces régions frontalières, à la recherche d’appuis pour notre cause, continua Bogel après que l’ovation se fut apaisée. Mais, au lieu de citoyens bouillant d’une rage légitime, qu’ai-je trouvé ? D’incorrigibles flemmards, trop ébahis par la vision d’êtres inférieurs faisant leur travail à leur place pour protester contre ce scandale ! Des rustres naïfs, qui croient que tous les Doms ont été chassés de Heldon parce qu’un gouvernement de crétins et d’eunuques raciaux le leur a dit ! »

Cela parut excessif à Feric. Ce Bogel parlait manifestement en vrai patriote ; son discours avait de la force, sa cause était juste et singulièrement digne de soutien, et il avait momentanément captivé son public. Mais voilà qu’il ruinait ses chances en se laissant aller à un masochisme pleurnichard, plutôt que de conclure sur un furieux appel à une action concrète et impitoyable. Au lieu de vivats, il déclenchait un nouveau déferlement d’hostilité. L’homme était certes excellent orateur, mais fort piètre agitateur politique. Peut-être était-il cependant possible de sauver la situation… Feric se leva d’un bond et cria d’une voix ferme et claire : « Il y en a parmi nous qui ne sont ni des flemmards ni des rustres naïfs ! » À cette formulation, qui exprimait si bien le sentiment général, tous les yeux se braquèrent sur lui ; Bogel lui-même se garda de l’interrompre, les paroles de Feric lui ayant montré dans quelle impasse il s’était fourvoyé. Tous attendirent anxieusement les prochaines paroles de Feric… Allait-il attaquer l’orateur ou au contraire prendre sa défense ?

« Nombreux sont ceux qui considèrent vos propos comme un défi retentissant ! » poursuivit Feric, qui nota que les yeux de Bogel s’éclairaient et que ses lèvres minces se plissaient en un sourire. « Il en est parmi nous qui ne toléreront pas une seconde de plus l’impudence des mutants ou la contamination de la Terre humaine par leur présence malsaine. Il en est parmi nous qui sont prêts à éventrer les Doms à mains nues dès qu’ils en voient. De vrais hommes ! Des hommes purs ! Des hommes fanatiquement dévoués non seulement à la préservation de la pureté raciale de l’actuelle Grande République de Heldon, mais à l’extension du règne absolu de l’homme pur sur chaque pouce humainement habitable de notre malheureuse Terre ! Dans le cœur du flemmard le plus incorrigible vit un héros décidé à prendre les armes pour défendre le pur génotype humain ! Jusqu’à nos gènes qui hurlent : Excluez le mutant ! Chassez-le ! Tuez le Dom partout où vous le trouverez ! »

L’assistance éclata en longues acclamations chaleureuses, durant lesquelles Feric nota que chaque paire d’yeux dans la taverne était braquée sur lui ; des lignes d’énergie psychique semblaient relier le centre de son être au cœur de chaque homme présent. C’était comme si les volontés assemblées avaient abreuvé de puissance sa propre volonté, qui leur retournait leur ardeur multipliée par dix, dans une spirale ascendante de pouvoirs psychiques qui inondaient et gonflaient son être, énorme force raciale qu’il lui appartenait de diriger où bon lui semblait. Il fut frappé d’une inspiration subite : il allait donner à cette énergie une issue concrète, lui assigner un but.