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Exhalant une lourde bouffée d’air vicié, Feric fit tournoyer la corne vide dans les rangs des Vengeurs Noirs, qui poussèrent de virils rugissements d’approbation devant cet exploit, tandis que Stopa écartait son pistolet et contemplait Feric avec un respect contraint.

Feric profita de ce répit pour engouffrer de grandes goulées d’air, pendant que ses genoux retrouvaient peu à peu leur fermeté d’acier. Le grand feu de joie, derrière Stopa, projetait, comme une offrande au ciel noir, des nuages de fumée orange et des éclairs étincelants ; autour de chaque torche du cercle scintillait un halo.

« Pas mauvaise, cette bière, dit enfin Feric quand il eut repris son souffle. Peut-être aimeriez-vous y goûter ? »

Les Vengeurs poussèrent de joyeux rugissements à cette idée, et l’un d’eux jeta la grande corne à Feric, Stopa fulminant visiblement en silence. Feric plongea la corne dans le tonneau et la tendit, pleine à déborder, à Stopa.

Celui-ci l’arracha pratiquement des mains de Feric, la porta sans hésitation à ses lèvres et prit une rapide inspiration avant d’ingurgiter la bière à grands coups de gosier accompagnés de force éructations qui laissèrent couler une bonne partie du liquide sur son justaucorps et sa barbe. Sa beuverie s’acheva sur une série d’étranglements, de quintes, de haut-le-cœur inesthétiques, mais il parvint cependant à boire jusqu’à la dernière goutte.

Stopa jeta la corne, haletant dans la lueur orange comme une énorme bête de proie, les yeux flamboyant de bière et de rage, muscles bandés comme des cordes, son justaucorps de cuir noir illuminé par le feu aux endroits où la bière avait coulé.

« Nous allons bien voir ! rugit Stopa, quelque peu éméché. Vous aimez le goût de la bière, n’est-ce pas Jaggar ? Eh bien, voyons si vous aimez aussi le goût du feu ! Vous autres, aux baguettes[4]! Amenez-lui une moto ! L’épreuve du feu ! »

Aussitôt les Vengeurs rompirent les rangs et se dirigèrent vers les torches fichées dans le sol, chaque homme déterrant sa lance de flammes. Ils se disposèrent rapidement entre deux rangées parallèles de vingt hommes chacune, formant entre elles un étroit couloir dont la largeur lorsqu’ils étendaient leurs torches à bout de bras, n’atteignait pas même un mètre. Les flammes sautillantes des torches dansaient férocement dans cet étroit passage, animant les rangs d’intermittentes langues de flammes.

Un moteur se mit en marche dans l’obscurité et, quelques instants plus tard, une motocyclette écarlate dont les grandes ailes chromées arboraient deux svastikas noirs dans des cercles blancs fut conduite à une extrémité du corridor de flammes par un Vengeur en justaucorps de cuir noir sur lequel était cousu un svastika blanc dans un cercle rouge. Le Vengeur mit pied à terre et appuya la moto sur sa béquille, le moteur toujours en marche, vibrant de puissance et grondant son défi.

« Je serai à un bout du couloir, cria Stopa, s’adressant autant aux Vengeurs qu’à Feric, et vous, Jaggar, traverserez le feu jusqu’à moi avec la moto de Sigmark. C’est à la portée de n’importe quel Vengeur authentique ; nos peaux sont trop épaisses pour être roussies par autre chose que le feu du ciel des Anciens. » À ces mots, les deux rangs de Vengeurs applaudirent et brandirent les torches au-dessus de leurs têtes.

Lentement, d’une démarche assurée, Feric se dirigea vers la moto qui l’appelait de sa voix métallique à l’entrée de la tranchée de feu. À travers les flammes dansantes du périlleux couloir, il pouvait voir Stopa le dévisager avec une sombre rage d’ivrogne, l’insolence de sa face empourprée lançant un défi délibéré à la virilité de Feric. Devant une telle attitude, celui-ci décida qu’il ferait plus que triompher de l’épreuve ; il saisirait l’occasion qui lui était ainsi offerte pour braver la face arrogante de Stoppa. Ainsi ce gaillard impétueux, mais simple, serait remis à sa vraie place.

Le Vengeur nommé Sigmark donna à Feric quelques brèves instructions sur le maniement de la motocyclette : abaisser d’un coup le levier se trouvant sous le pied gauche, engager successivement les vitesses, tourner la poignée droite pour les gaz ; sous le pied droit et la main droite se trouvaient respectivement les commandes des freins avant et arrière, alors que le levier à main gauche actionnait l’embrayage. Tout cela semblait assez simple.

Feric enfourcha l’étalon de métal et saisit fermement le guidon. Il débraya, tourna la poignée droite ; instantanément, le moteur hurla et il en sentit la puissance frémir jusque dans ses os. Un rapport immédiat parut s’établir entre eux, comme si la machine avait été le prolongement même de sa propre chair, comme si l’incroyable force engendrée par l’engin hurlant se fût frayé passage jusqu’à son âme. À cet instant, Feric eut la ferme conviction que son coursier le porterait à travers le feu sans une brûlure, et qu’il était parfaitement capable de triompher de cette épreuve, comme l’exigeaient les circonstances, sans l’ombre d’une hésitation. Il ne s’agissait pas de prouesse physique, mais plutôt d’héroïsme. Un héros authentique devait s’en tirer indemne ; mais il suffisait d’un soupçon de peur ou d’hésitation pour engendrer un désastre Feric ne pouvait qu’admirer l’instinct des hommes qui avaient imaginé un test aussi parfait de réelle virilité.

Sans plus hésiter, il fit sauter la béquille, se pencha le plus possible sur le réservoir d’essence, de sorte qu’il avait l’air pendu au guidon, puis, arrachant au moteur un rugissement terrible qui répandit des vagues de puissance dans son corps, il mit l’engin en prise d’une vigoureuse application de son pied sur le levier et relâcha l’embrayage.

Dans un grand jet de pierres et de poussière, la motocyclette se cabra l’espace d’une seconde, puis bondit en avant. Stoïquement confiant dans cette sorte d’osmose de l’homme et de la machine qu’il ressentait dans son âme et son corps, Feric dirigea la moto droit sur le couloir de feu. Loin d’être terrifié, il était animé d’une certaine exaltation, un frisson viril, à plonger résolument dans les flammes.

D’un seul élan, Feric pénétra dans un univers de chaleur intense, de flammes orange et de vitesse terrifiante ; rien d’autre n’existait plus pour lui que ces éléments fondus en une quintessence de puissance qui nourrissait son être et comblait l’exigence de son esprit. Sa seule pensée fut de garder les gaz largement ouverts et de maintenir son coursier en ligne droite. Il ne ressentait ni douleur ni peur, seulement l’impression de chevaucher la cavale du destin ; il ne parut s’écouler que quelques secondes avant qu’il jaillît des flammes et émergeât, roussi mais indemne, de l’autre côté.

Les Vengeurs agitèrent leurs torches et poussèrent des hourras sauvages pendant que Feric faisait demi-tour vers Stopa. Il avait décidé, quant à lui, que ce petit jeu n’avait pas encore été joué jusqu’au bout ; certes, il avait assez facilement évité l’échec, mais il ne serait satisfait qu’après avoir véritablement gagné.

Arrêtant la moto à la hauteur de Stopa, il lança son défi : « Retournez avec moi, Stopa, si vous l’osez ! »

Une surprenante palette d’expressions se fit jour sur les traits avinés de Stopa : colère, peur, défiance, rage.

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4

« Passez par les baguettes » ou « par les bretelles ». Punition militaire en usage au XVIIIe siècle. La victime passait entre deux rangs de soldats qui frappaient chacun une fois à l’aide de la baguette du fusil.