Выбрать главу

Le pont de l’Ulm débouchait directement sur la grand rue d’Ulmgarn ; une plaque émaillée au sommet d’un mince poteau en fonte apprit à Feric que ce boulevard cossu était baptisé route du Pont. Le spectacle qui apparut à ses yeux lui réchauffa le cœur, lui faisant oublier à la fois le vent de la rivière et le frisson mortel ressenti au contact des créatures du poste-frontière et du pont. Pour la première fois de sa vie, il voyait une ville bâtie par des hommes purs sur une terre non contaminée et habitée par de vigoureux spécimens du pur génotype humain ; quelle différence avec la misère sordide et le délabrement de Gormond !

À Gormond, les rues et les trottoirs n’étaient guère que des alignements de pierres brutes enfoncées en terre à coups de masse, et où l’on pouvait s’attendre à trouver la fange et les ordures les plus ignobles ; les rues d’Ulmgarn étaient pavées de dalles de ciment lisses et parfaitement jointoyées, de même que les trottoirs, artistement incrustés de briques vitrifiées jaunes, dorées et vertes, le tout d’une propreté parfaite. À Gormond, les immeubles ordinaires étaient faits de tôle ondulée et de bois, et les plus importants de béton sans apprêt ; ici, les immeubles ordinaires étaient faits de briques vitrifiées aux teintes infinies mises en valeur par des parements de bois agrémentés de moulures ; les édifices plus majestueux étaient en pierre de taille noire et polie, rehaussés d’ornements de bronze et de statues héroïques. Les rues de Gormond grouillaient d’une horde bâtarde de Peaux-Bleues, de nains, de Têtes-d’Œuf, de Perroquets, d’Hommes-Crapauds, et d’innombrables variétés de mutants purs et croisés et d’hybrides mutant-humain ; mosaïques vivantes assemblées de bric et de broc à partir de dizaines d’espèces différentes, et vêtues pour la plupart de hardes puantes. En un vivant contraste, les rues d’Ulmgarn s’enorgueillissaient de magnifiques spécimens d’humanité pure partout où l’œil se posait : des hommes grands à la peau claire, aux cheveux blonds ou bruns, aux yeux bleus ou verts, parfaitement bâtis, des femmes aussi belles et de stature généralement harmonieuse, les uns et les autres habillés d’une grande diversité de vêtements de cuir, de nylon, de toile de soie, de fourrures et de velours, rehaussés de broderies multicolores et de bijoux d’or et d’argent.

L’ensemble baignait dans une aura de santé génétique et somatique, une atmosphère de pureté raciale et de haute civilisation qui soulevaient l’âme de Feric et l’inondaient d’orgueil et de gratitude envers sa bonne fortune génétique. Ces êtres étaient les joyaux de la création – et il était l’un d’eux !

Effaçant les épaules, Feric descendit la rue à la recherche d’un restaurant, puis de la station de paquebus d’où il comptait, après avoir pris une rapide collation, gagner Walder, la grande métropole septentrionale située juste au nord de la Forêt d’Émeraude. Il séjournerait peut-être quelque temps dans la deuxième ville de son pays avant de continuer vers Heldhime, la capitale, fichée en plein cœur du centre industriel de Heldon. Son destin l’attendait dans l’une ou l’autre des métropoles de la Grande République, plus sûrement que dans les cités bordant l’Ulm ou la Forêt d’Émeraude.

Feric flâna devant des boutiques où s’étalaient toutes sortes de richesses et de merveilles. Ici, les commerces offraient les dons de la terre, et les échoppes exposaient les plus admirables vêtements pour homme et femme. Sur la route du Pont, on pouvait acquérir les instruments mécaniques et électriques les plus modernes et les plus perfectionnés : moteurs à vapeur individuels et machines domestiques qu’ils entraînaient – machines à laver, outils à bois, moulins à grain, pompes et treuils en tout genre. D’autres grands magasins recelaient des meubles richement ciselés, des survêtements de cuir ou de caoutchouc synthétique d’une qualité et d’un lustre sans égal, des peintures et des térébenthines, des potions et des remèdes réputés jusqu’en Borgravie pour leur efficacité – tous les produits imaginables de la civilisation.

Diverses auberges et tavernes étaient disséminées parmi ces boutiques. Feric s’arrêta devant plusieurs d’entre elles, reniflant les arômes qui s’en exhalaient et étudiant leur clientèle. Il se décida enfin pour une grande taverne, le Nid-d’Aigle, sise devant un bâtiment de brique rouge dont le fronton s’ornait de peintures reproduisant les paysages des Montagnes Bleues. Le motif central illustrait la légende inscrite au-dessus : un grand aigle noir se posant sur son aire au sommet d’un pic enneigé. Les portes de la taverne étaient largement ouvertes ; Feric perçut des senteurs qui lui parurent fort agréables, et de l’intérieur lui parvint le brouhaha d’une discussion animée. En bref, l’endroit excitait son appétit, et le tumulte qui y régnait piquait sa curiosité. Dès la porte franchie, il se trouva dans une vaste salle voûtée meublée de tables et de bancs robustes. Une quarantaine d’hommes y étaient répartis, buvant de la bière dans de grandes chopes en céramique décorées du motif du Nid-D’Aigle. L’attention d’une bonne moitié d’entre eux était fixée sur un mince et vif personnage vêtu d’une tunique verte bien coupée et perché sur le bord d’une table, contre le mur du fond, en train de haranguer un petit groupe agglutiné autour de lui ; les autres consommateurs conversaient paisiblement.

Feric choisit une table libre à portée de voix de l’orateur, mais un peu à l’écart de l’agitation qui l’entourait. Un serveur en uniforme brun à passepoil rouge s’approcha dès qu’il se fut assis.

« Le gouvernement actuel de la Grande République, plus précisément les propres à rien et les crétins qui profanent les fauteuils de la Salle du Conseil avec leurs fesses malpropres, n’a pas la moindre idée de la menace qui pèse sur Heldon », disait l’orateur. À part une légère trace de dédain sur ses lèvres et un soupçon de raillerie dans la voix, il y avait quelque chose dans l’éclat sardonique de ses yeux noirs qui retint l’attention de Feric et suscita son approbation.

« À votre service, Purhomme, s’enquit le serveur, détournant momentanément son attention.

— Une chope de bière et une salade de laitue, carottes, concombres, tomates, oignons et tous les légumes dont vous disposez, pourvu qu’ils soient frais et crus. »

Le serveur lui lança un regard légèrement ironique avant de s’éloigner. La viande, bien sûr, était la nourriture de base, à Heldon comme ailleurs, et Feric s’accordait à l’occasion cet aliment contestable, une tendance excessive au végétarisme lui paraissant difficile à satisfaire, et même légèrement malsaine. Cependant, il savait parfaitement qu’en remontant la chaîne alimentaire reliant les végétaux à la viande on observait une concentration du niveau de contamination radioactive ; aussi s’abstenait-il de viande aussi souvent que possible. Il ne lui appartenait pas de gaspiller sa pureté génétique par complaisance à l’égard de son appétit ; d’un point de vue plus élevé, elle était la propriété de la communauté des hommes purs, et elle exigeait d’être conservée intacte. Le regard intrigué d’un serveur, par-ci, par-là, ne suffirait pas à le détourner de son devoir racial.

« Évidemment, tes fesses seraient plus à leur place sur le fauteuil du gouvernement, hein, Bogel ? » beugla un rude gaillard au visage quelque peu empourpré par l’abus de la bière. Ses camarades manifestèrent leur assentiment par des rires gras, mais bon enfant.

Bogel, l’orateur, sembla pris de court pendant quelques secondes. Quand sa réponse fusa, Feric sentit qu’elle n’était pas le fruit d’une inspiration spontanée, mais d’une intellectualisation poussée, quelque peu froide et mécanique.

« Je ne recherche pas le pouvoir personnel, fit-il d’un air badin. Toutefois, si un personnage tel que vous m’exhorte à briguer un siège au Conseil, je serai bien ingrat de contrarier ses désirs ! »