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Tout le monde l’a applaudi. Une bonne idée, ai-je pensé, mais qui va oser mettre la tête dans la gueule du lion ?

Wyoming Knott, sans doute : le président lui a fait place et a laissé le Nabot la présenter comme une « brave petite fille qui a fait tout ce trajet depuis Hong-Kong Lunaire pour nous dire comment nos camarades Chinois font face à la situation ». Il a dit encore beaucoup d’autres choses, qui montraient surtout qu’il n’y connaissait rien… ce qui n’avait rien de bien surprenant : en 2075, le métro HKL s’arrêtait à Endsville, ce qui laissait encore un millier de kilomètres à parcourir en jeep à chenilles pneumatiques à travers les mers de la Sérénité et de la Tranquillité. Un trajet très cher, et plutôt dangereux. J’y étais moi-même allé, mais sous contrat, et par fusée postale.

Avant que les voyages deviennent bon marché, beaucoup de gens à Luna City et à Novylen croyaient que Hong-Kong Lunaire était entièrement chinois. En réalité, Hong-Kong abritait une population aussi mêlée que la nôtre. La grande Chine y avait déversé tout ce dont elle ne voulait pas, des gens d’abord originaires du Vieux Hong-Kong et de Singapour, puis des Australiens, des Néo-Zélandais, des Noirs, des indigènes des îles Mary, des Malais, des Tamils, et Dieu sait qui encore. Il y avait même des vieux Bolchos qui venaient de Vladivostok, d’Harbine et d’Oulan Bator. Wye avait l’allure nordique, mais son nom était britannique et son prénom nord-américain ou peut-être bien russe. Eh, oui ! Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, un Lunatique connaissait rarement son père et, s’il avait été élevé dans une crèche, pouvait même avoir des doutes sur sa mère.

Je croyais Wyoming trop timide pour prendre la parole. L’air gêné, elle se tenait toute petite près du Nabot qui, énorme montagne noire, la surplombait. Elle a attendu que cessent les sifflements admiratifs. À cette époque, dans Luna City, il y avait en moyenne deux hommes pour une femme ; dans cette réunion, la proportion devait s’élever à dix pour une ; Wyoh aurait pu se contenter de réciter l’alphabet qu’on l’aurait quand même applaudie.

Alors, elle nous a fustigés.

— Toi ! toi, le fermier qui cultives du blé, qui es en train de te ruiner. Sais-tu combien paie une ménagère hindoue pour un kilo de farine fait avec ton blé ? Et combien coûte une tonne de ce blé vendue à Bombay ? Et quelle somme dérisoire l’Autorité débourse pour le transporter de l’aire de catapultage jusqu’à l’océan Indien ? Il suffit de descendre, pendant tout le voyage ! De quelques rétrofusées à carburant solide pour freiner… Et d’où tout cela vient-il ? D’ici, tout simplement ! Mais toi, qu’est-ce que tu reçois à la place ? Quelques cargaisons d’articles de luxe, qui appartiennent à l’Autorité, hors de prix parce que importés. L’importation, l’importation !… Jamais je ne touche aux produits d’importation ! Si nous ne fabriquons pas l’article en question à Hong-Kong, je refuse de l’utiliser. Qu’est-ce que tu obtiens d’autre en échange de ton blé ? Le privilège de vendre de la glace lunaire à l’Autorité Lunaire, de la racheter sous forme d’eau de lavage, puis de la donner à l’Autorité… puis de la racheter une deuxième fois sous forme d’eau usée… puis de la redonner encore une fois à l’Autorité après y avoir ajouté un certain nombre de produits, des produits de valeur, puis de la racheter pour la troisième fois, à un tarif encore plus élevé, pour la culture, après quoi tu vends ton blé à l’Autorité au prix qu’elle a fixé… et il faut encore lui acheter l’électricité nécessaire à la culture, et encore une fois, au prix qu’elle fixe elle-même ! Et c’est de l’électricité lunaire… pas un kilowatt qui vienne de Terra. Elle provient de la glace lunaire, de l’acier lunaire, ou des piles solaires qui sont disposées sur le sol lunaire, et qui ont été assemblées par les seuls Lunatiques ! Oh ! vous tous, bande d’abrutis, vous méritez de mourir de faim !

Pour sûr, elle a obtenu un silence plus élogieux que des sifflements. Au bout d’un certain temps, une voix maussade a demandé :

— Et que penses-tu que nous puissions faire, gospoja ? Lapider le Gardien ?

Wyoh a eu un sourire.

— Oui, nous pourrions lui jeter des pierres. Pourtant, la solution est tellement simple que vous la connaissez tous. Ici, sur Luna, nous sommes riches. Nous avons trois millions de gens intelligents, adroits, qui travaillent dur et qui ont assez d’eau, tous les matériaux nécessaires, une énergie intarissable, toute la place voulue. Mais il y a quelque chose que nous n’avons pas, et qui nous manque : un marché libre. Il faut nous débarrasser de l’Autorité !

— D’accord… mais, comment ?

— Par la solidarité. Nous avons beaucoup appris à HKL. L’Autorité fait payer trop cher l’eau : n’en achetez pas ! Elle ne paye pas assez cher la glace : ne lui en vendez pas ! Elle a le monopole de l’exportation : n’exportez pas. En bas, à Bombay, ils veulent du blé. Si le blé n’arrive pas, un jour viendra où des négociants débarqueront ici pour demander à en acheter… trois fois plus cher qu’aujourd’hui, et peut-être même plus !

— Et, entre-temps, que faisons-nous ? Nous crevons de faim ?

C’était toujours la même voix maussade… Ayant repéré l’individu, Wyoming a fait de la tête le mouvement traditionnel des femmes Lunatiques pour signifier « tu es trop gros pour moi ! » et a dit :

— Dans ton cas, camarade, cela ne te ferait pas de mal !

Des rires gras ont cloué le bec du contradicteur. Wyoh a continué :

— Il n’est pas nécessaire de crever de faim. Fred Hauser, amène tes forets à Hong-Kong ; notre installation de distribution d’eau et d’air n’appartient pas à l’Autorité, et nous payons la glace à son prix. Toi, celui qui a une ferme mal en point, si tu as le courage d’admettre que tu cours à la faillite, viens à Hong-Kong et recommence de zéro. Nous souffrons d’un manque de main d’œuvre chronique et un vrai travailleur ne meurt pas de faim. (Elle a regardé les auditeurs.) J’ai assez parlé. À vous de répondre.

Et elle a quitté l’estrade pour revenir s’asseoir, toute tremblante, entre le Nabot et moi. Mkrum lui a caressé la main, elle lui a adressé un sourire reconnaissant, puis m’a murmuré :

— Comment m’avez-vous trouvée ?

— Merveilleuse, lui ai-je assuré. Terrible !

Elle a paru rassurée.

Je n’étais pourtant pas complètement sincère. Oui, elle avait été « merveilleuse », elle avait su mettre l’auditoire de son côté, mais l’éloquence est un programme égal à zéro. Que nous soyons des esclaves, je l’ai su toute ma vie… et nous n’y pouvons rien. Bien sûr, on ne nous avait ni vendus ni achetés, mais aussi longtemps que l’Autorité avait le monopole de tout ce dont nous avions besoin et de tout ce que nous pouvions vendre, nous étions quand même des esclaves.

Mais que faire ? Le Gardien n’était pas notre propriétaire, auquel cas nous aurions sans doute trouvé une solution pour l’éliminer. Malheureusement, l’Autorité Lunaire ne se trouvait pas sur Luna mais sur Terra et nous n’avions pas le moindre vaisseau, pas même une petite bombe à hydrogène. Il n’y avait pas d’armes à feu individuelles sur Luna – je ne sais pas trop ce que nous aurions pu en faire, de toute façon. Nous tuer les uns les autres, peut-être…

Trois millions d’individus sans armes, sans moyens… contre onze milliards qui possédaient, eux, des vaisseaux et des bombes. Nous pouvions les gêner… mais combien de temps un papa accepte-t-il de se laisser ennuyer par son gosse avant de lui donner une fessée ?

Je n’étais pas très chaud. Comme on dit dans la Bible, Dieu combat du côté de l’artillerie lourde.