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Jean-Marie Gustave Le Clézio

Ritournelle de la faim

roman

Ma faim, Anne, Anne, Fuis sur ton âne.
Si j’ai du goût, ce n’est guères Que pour la terre et les pierres. Dinn ! dinn ! dinn ! din ! Mangeons l’air, Le roc, les charbons, le fer.
Mes faims, tournez. Paissez, faims Le pré des sons ! Attirez le gai venin Des liserons.
Arthur Rimbaud,
Fêtes de la faim

Jemia, forever

Je connais la faim, je l’ai ressentie. Enfant, à la fin de la guerre, je suis avec ceux qui courent sur la route à côté des camions des Américains, je tends mes mains pour attraper les barrettes de chewing-gum, le chocolat, les paquets de pain que les soldats lancent à la volée. Enfant, j’ai une telle soif de gras que je bois l’huile des boîtes de sardines, je lèche avec délices la cuiller d’huile de foie de morue que ma grand-mère me donne pour me fortifier. J’ai un tel besoin de sel que je mange à pleines mains les cristaux de sel gris dans le bocal, à la cuisine.

Enfant, j’ai goûté pour la première fois au pain blanc. Ce n’est pas la miche du boulanger — ce pain-là, gris plutôt que bis, fait avec de la farine avariée et de la sciure de bois, a failli me tuer quand j’avais trois ans. C’est un pain carré, fait au moule avec de la farine de force, léger, odorant, à la mie aussi blanche que le papier sur lequel j’écris. Et à l’écrire, je sens l’eau à ma bouche, comme si le temps n’était pas passé et que j’étais directement relié à ma petite enfance. La tranche de pain fondant, nuageux, que j’enfonce dans ma bouche et à peine avalée j’en demande encore, encore, et si ma grand-mère ne le rangeait pas dans son armoire fermée à clef, je pourrais le finir en un instant, jusqu’à en être malade. Sans doute rien ne m’a pareillement satisfait, je n’ai rien goûté depuis qui a comblé à ce point ma faim, qui m’a à ce point rassasié.

Je mange le Spam américain. Longtemps après, je garde les boîtes de métal ouvertes à la clef, pour en faire des navires de guerre que je peins soigneusement en gris. La pâte rose qu’elles contiennent, frangée de gélatine, au goût légèrement savonneux, me remplit de bonheur. Son odeur de viande fraîche, la fine pellicule de graisse que le pâté laisse sur ma langue, qui tapisse le fond de ma gorge. Plus tard, pour les autres, pour ceux qui n’ont pas connu la faim, ce pâté doit être synonyme d’horreur, de nourriture pour les pauvres. Je l’ai retrouvé vingt-cinq ans plus tard au Mexique, au Belize, dans les boutiques de Chetumal, de Felipe Carrillo Puerto, d’Orange Walk. Cela s’appelle là-bas carne del diablo, viande du diable. Le même Spam dans sa boîte bleue ornée d’une image qui montre le pâté en tranches sur une feuille de salade.

Le lait Carnation aussi. Sans doute distribué dans les centres de la Croix-Rouge, de grandes boîtes cylindriques décorées de l’œillet carmin. Longtemps, pour moi, c’est la douceur même, la douceur et la richesse. Je puise la poudre blanche à pleines cuillerées que je lèche, à m’en étouffer. Là aussi, je puis parler de bonheur. Aucune crème, aucun gâteau, aucun dessert par la suite ne m’aura rendu plus heureux. C’est chaud, compact, à peine salé, cela crisse contre mes dents et les gencives, coule en liquide épais dans ma gorge.

Cette faim est en moi. Je ne peux pas l’oublier. Elle met une lumière aiguë qui m’empêche d’oublier mon enfance. Sans elle, sans doute n’aurais je pas gardé mémoire de ce temps, de ces années si longues, à manquer de tout. Être heureux, c’est n’avoir pas à se souvenir. Ai-je été malheureux ? Je ne sais pas. Simplement je me souviens un jour de m’être réveillé, de connaître enfin l’émerveillement des sensations rassasiées. Ce pain trop blanc, trop doux, qui sent trop bon, cette huile de poisson qui coule dans ma gorge, ces cristaux de gros sel, ces cuillerées de lait en poudre qui forment une pâte au fond de ma bouche, contre ma langue, c’est quand je commence à vivre. Je sors des années grises, j’entre dans la lumière. Je suis libre. J’existe.

C’est d’une autre faim qu’il sera question dans l’histoire qui va suivre.

I. LA MAISON MAUVE

Éthel. Elle est devant l’entrée du parc. C’est le soir. La lumière est douce, couleur de perle. Peut-être qu’un orage gronde sur la Seine. Elle tient très fort la main de Monsieur Soliman. Elle a dix ans à peine, elle est encore petite, sa tête arrive à peine à la hanche de son grand-oncle. Devant eux, c’est comme une ville, construite au milieu des arbres du bois de Vincennes, on voit des tours, des minarets, des dômes. Dans les boulevards alentour la foule se presse. Soudain, l’averse qui menaçait crève, et la pluie chaude fait monter une vapeur au-dessus de la ville. Instantanément des centaines de parapluies noirs se sont ouverts. Le vieux monsieur a oublié le sien. Alors que les grosses gouttes commencent à tomber, il hésite. Mais Éthel le tire par la main, et ensemble ils courent à travers le boulevard vers l’auvent de la porte d’entrée, devant les fiacres et les autos. Elle le tire par la main gauche, et de la droite son grand-oncle maintient son chapeau noir en équilibre sur son crâne pointu. Quand il court, ses favoris gris s’écartent en cadence, et ça fait rire Éthel et, de la voir rire, il rit aussi, tant et si bien qu’ils s’arrêtent pour s’abriter sous un marronnier.

C’est un endroit merveilleux. Éthel n’a jamais rien vu, ni rêvé de tel. Passé l’entrée, arrivés par la porte de Picpus, ils ont longé le bâtiment du musée, devant lequel se presse la foule. Monsieur Soliman n’est pas intéressé. « Des musées, tu pourras toujours en voir », dit-il. Monsieur Soliman a une idée en tête. C’est pour ça qu’il a voulu venir avec Éthel. Elle a essayé de savoir, depuis des jours elle lui pose des questions. Elle est bien rusée, c’est ce que son grand-oncle lui dit. Elle sait arracher les vers du nez. « Si c’est une surprise, et que je te le dis ? Où est la surprise ? » Éthel est revenue à la charge. « Tu peux au moins me faire deviner. » Il est assis dans son fauteuil, après dîner, à fumer son cigare. Éthel souffle sur la fumée du cigare. « Ça se mange ? Ça se boit ? C’est une belle robe ? » Mais Monsieur Soliman reste ferme. Il fume son cigare et boit son cognac, comme tous les soirs. « Tu le sauras demain. » Éthel, après cela, ne peut pas dormir. Toute la nuit, elle tourne et vire dans son petit lit en métal qui grince fort. Elle ne s’endort qu’à l’aube, et elle a du mal à se réveiller à dix heures, quand sa mère vient la chercher pour le déjeuner chez les tantes. Monsieur Soliman n’est pas encore là. Pourtant le boulevard du Montparnasse n’est pas loin de la rue du Cotentin. Un quart d’heure de marche, et Monsieur Soliman marche bien. Il marche bien droit, son chapeau noir vissé sur son crâne, avec sa canne à bec d’argent qui ne touche pas le sol. Malgré le brouhaha de la rue, Éthel dit qu’elle l’entend arriver de loin, le bruit rythmé des talons de fer de ses bottes sur le trottoir. Elle dit qu’il fait un bruit de cheval. Elle aime bien comparer Monsieur Soliman à un cheval, et à lui non plus cela ne déplaît pas, et de temps en temps, malgré ses quatre-vingts ans, il la juche sur ses épaules pour aller se promener au jardin public et, comme il est très grand, elle peut toucher les branches basses des arbres.

La pluie a cessé, ils marchent en se tenant la main, jusqu’au bord du lac. Sous le ciel gris, le lac paraît très grand, courbé, pareil à un marécage. Monsieur Soliman parle souvent des lacs et des marigots qu’il a vus autrefois, en Afrique, quand il était médecin militaire, au Congo français. Éthel aime le faire parler. Il n’y a qu’à elle que Monsieur Soliman raconte ses histoires. Tout ce qu’elle connaît du monde, c’est ce qu’il lui a raconté. Sur le lac, Éthel aperçoit des canards, un cygne un peu jaune qui a l’air de s’ennuyer. Ils passent devant une île sur laquelle on a construit un temple grec. La foule se presse pour passer le pont en bois et Monsieur Soliman demande, mais c’est évident que c’est par acquit de conscience : « Tu veux… ? » Il y a trop de monde, et Éthel tire son grand-oncle par la main. « Non, non, allons tout de suite en Inde ! » Ils longent le bord du lac en remontant le courant de la foule. Les gens s’écartent devant ce grand homme vêtu de son pardessus à capote et coiffé de son chapeau archaïque, et cette petite fille blonde endimanchée dans sa robe à smocks, chaussée de bottines. Éthel est fière d’être avec Monsieur Soliman. Elle a l’impression d’être dans la compagnie d’un géant, d’un homme qui peut ouvrir un chemin dans n’importe quel désordre du monde.