Выбрать главу

La foule va dans l’autre sens, maintenant, vers le bout du lac. Au-dessus des arbres, Éthel voit des tours étranges, couleur de ciment. Sur un écriteau, elle lit le nom, avec difficulté :

« Ang… kor…

— Vat ! termine Monsieur Soliman. Angkor Vat. C’est le nom d’un temple du Cambodge. Il paraît que c’est réussi mais, avant, je veux te montrer quelque chose. » Il a une idée en tête. Et puis, Monsieur Soliman ne veut pas marcher dans le même sens que la foule. Il se méfie des mouvements collectifs. Éthel a souvent entendu dire de son grand-oncle : « C’est un original. » Sa mère le défend, sans doute parce que c’est son oncle : « Il est très gentil. »

Il l’a élevée durement. À la mort de son père, c’est lui qui l’a prise en charge. Mais elle ne le voyait pas souvent, il était toujours au loin, à l’autre bout du monde. Elle l’aime. Elle est peut-être encore plus touchée que ce vieux grand homme ait une passion pour Éthel. C’est comme si elle voyait s’ouvrir enfin son cœur, au terme d’une vie solitaire et endurcie.

Sur le côté, un chemin s’éloigne de la rive. Les promeneurs sont moins nombreux. Un écriteau dit : VIEILLES COLONIES. En dessous les noms sont écrits, Éthel les lit lentement :

RÉUNION

GUADELOUPE

MARTINIQUE

SOMALIE

NOUVELLE-CALÉDONIE

GUYANE

INDE FRANÇAISE

C’est ici que Monsieur Soliman veut aller.

C’est dans une clairière, un peu en retrait du lac. Des huttes à toit de chaume, d’autres construites en dur, avec des piliers qui imitent les troncs de palmier. On dirait un village. Au centre, une sorte de place couverte de gravillons où des chaises ont été disposées. Quelques visiteurs sont assis, des femmes en robes longues qui ont encore leurs parapluies ouverts, mais maintenant c’est le soleil qui est de la partie et les parapluies servent d’ombrelles. Les messieurs ont étalé des mouchoirs sur les chaises pour absorber les gouttes de pluie.

« Comme c’est joli ! » Éthel n’a pu s’empêcher de s’exclamer devant le pavillon de la Martinique. Sur le fronton de la maison (style hutte, là aussi) sont représentées en ronde bosse toutes sortes de fleurs et de fruits exotiques, ananas, papayes, bananes, bouquets d’hibiscus et d’oiseaux du paradis.

« Oui, c’est très joli… tu veux visiter ? »

Mais il a posé la question comme tout à l’heure, de la même voix hésitante, et de plus, il tient Éthel par la main et il reste immobile. Elle comprend, elle dit : « Plus tard, si tu veux ?

— De toute façon, il n’y a rien là-dedans. » Par la porte, Éthel aperçoit une Antillaise coiffée d’un turban rouge, qui regarde au-dehors sans sourire. Elle pense qu’elle aimerait la voir, toucher sa robe, lui parler, elle a une expression si triste sur son visage. Mais elle n’en dit rien à son grand-oncle. Il l’entraîne à l’autre bout de la place, vers le pavillon de l’Inde française.

La maison n’est pas très grande. Elle n’attire pas le monde. La foule passe sans s’arrêter, coule d’un même mouvement, complets noirs, chapeaux noirs et le froufrou léger des robes des femmes, leurs chapeaux à plumes, à fruits, à voilettes. Quelques enfants qui traînent jettent des regards furtifs de côté, vers eux, Éthel et Monsieur Soliman qui remontent, qui traversent. Ils vont vers les monuments, les rochers, les temples, ces grandes tours qui surnagent au-dessus des arbres pareilles à des artichauts.

Elle n’a même pas demandé ce que c’est, là-bas. Il a dû grommeler une explication : « C’est la copie du temple d’Angkor Vat, je t’emmènerai voir le vrai, un jour, si tu veux. » Monsieur Soliman n’aime pas les copies, il ne s’intéresse qu’à la vérité, c’est tout.

Il est arrêté devant la maison. Son visage sanguin exprime un parfait contentement. Sans un mot, il serre la main d’Éthel et ensemble ils gravissent les marches en bois qui mènent au perron. C’est une maison très simple, en bois clair, entourée d’une véranda à colonnes. Les fenêtres sont hautes, grillées de moucharabiehs en bois sombre. Le toit presque plat, garni de tuiles vernies, est surmonté d’une sorte de tourelle à créneaux. Quand ils entrent, il n’y a personne. Au centre de la maison, une cour intérieure, éclairée par la tour, baigne dans une lumière mauve étrange. Sur le côté du patio, un bassin circulaire reflète le ciel. L’eau est si calme qu’Éthel a cru un instant que c’était un miroir. Elle s’est arrêtée, le cœur battant, et Monsieur Soliman lui aussi reste immobile, la tête un peu renversée en arrière pour regarder la coupole au-dessus du patio. Dans des niches de bois disposées en octogone régulier, des barres électriques diffusent une couleur, légère, irréelle comme une fumée, couleur d’hortensia, couleur de crépuscule au-dessus de la mer.

Quelque chose tremble. Quelque chose d’inachevé, un peu magique. Qu’il n’y ait personne, sans doute. Comme si c’était ici le vrai temple, abandonné au milieu de la jungle, et Éthel croirait entendre la rumeur dans les arbres, des cris aigus et rauques, le pas soyeux des fauves dans le sous-bois, elle frissonne et se serre contre son grand-oncle.

Monsieur Soliman ne bouge pas. Il est immobile au centre du patio, sous le dôme de lumière, la lueur électrique teint son visage en mauve et ses favoris sont deux flammes bleues. Maintenant, Éthel l’a compris : c’est l’émotion de son grand-oncle qui la fait frissonner. Pour qu’un homme si grand et si fort soit immobile, c’est qu’il y a un secret dans cette maison, un secret merveilleux et dangereux et fragile, et qu’au moindre mouvement tout s’arrêtera.

Voici qu’il parle comme si tout cela était à lui.

« Là, je mettrai mon secrétaire, là mes deux bibliothèques… Là mon épinette et, au fond, les statues africaines en bois noir, avec l’éclairage elles seront chez elles, je pourrai enfin dérouler mon grand tapis berbère… »

Elle ne comprend pas bien. Elle suit le grand homme tandis qu’il va d’une pièce à l’autre, avec une sorte d’impatience qu’elle ne connaissait pas. Enfin il retourne au patio, et s’assoit sur les marches du perron, pour regarder le bassin miroir du ciel, et c’est comme s’ils contemplaient ensemble un coucher de soleil sur la lagune, loin, quelque part ailleurs, à l’autre bout du monde, en Inde, à l’île Maurice, le pays de son enfance.

C’est comme un rêve. Quand elle y pense, c’est la couleur mauve, et le disque étincelant du bassin qui reflète le ciel, qui l’envahit. Une fumée qui vient d’un temps très lointain, très ancien. Maintenant, tout a disparu. Ce qui reste, ce ne sont pas des souvenirs, comme si elle n’avait pas été enfant. L’Exposition coloniale. Elle a gardé des babioles de ce jour-là, quand elle marchait dans les allées gravillonnées avec Monsieur Soliman.