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Le procès avait eu lieu, finalement, à la rentrée judiciaire, après une instruction qui avait traîné pendant près d’un an. Des témoins avaient défilé, mais Alexandre avait refusé de parler. Sous la pression de sa famille, il avait maintenu sa signature dans les rangs des plaignants en ne demandant, disait-il, qu’une condamnation de principe. Chemin en personne était monté à la barre. Il avait lu, d’une voix émue, une longue déclaration dans laquelle il présentait ses humbles excuses à ses « chers amis », leur affirmant la sincérité de ses intentions, et ne se reconnaissant pas d’autre culpabilité que d’avoir été imprudent et « confiant dans l’humanité ». Il s’engageait à réparer les dommages causés à chacun, « dussé-je, disait-il, y sacrifier ma vie, ma famille, mon bonheur personnel ». Du coin de l’œil Éthel surveillait son père. L’exorde avait porté, car à ce moment Alexandre ôta ses lunettes pour essuyer pudiquement une buée. Le verdict tomba dans un brouhaha général, et le juge dut relire la sentence pour que tout fût clair : le sieur Chemin, Jean-Philippe, demeurant à Paris, rue d’Assas, était condamné à six mois de prison avec sursis, ainsi qu’à verser une indemnité considérable à ses victimes, et à payer les dépens. Il était ruiné, mais son visage ne laissait pas apparaître un désespoir et une contrition considérables. Alexandre l’attendait à la sortie. Dans la cohue, il lui saisit les deux mains : « Monsieur, je suis de tout cœur avec vous ! » Éthel regardait la scène comme si elle avait été au Boulevard. L’instant d’après, la foule happa Chemin, et d’autres victimes se pressaient pour le féliciter, le conforter dans leur amitié. « Après tout ce qu’il t’a fait ! » dit Éthel. Elle sentait une rage monter en elle, qui noyait tout ce qu’elle pouvait éprouver de pitié et d’amour pour son père. Peut-être, après tout, méritait-il ce qui lui était arrivé.

La suite logique de tout cela avait été la banqueroute. La Thébaïde, inachevée depuis un an, ne trouvait pas preneur. Quant à louer les appartements, comme cela avait été le projet initial, c’était devenu impossible. Le moratoire sur les augmentations de loyer était arrivé à cet exact moment. Il aurait fallu louer à perte, avec le risque de ne pouvoir vendre un immeuble occupé. Alexandre avait cessé de fulminer contre le Front populaire, contre les grévistes, les manifestants. Il n’accusait plus que la malchance. L’argent de la dot de sa femme, la succession des propriétés mauriciennes, tout avait fondu, avait été englouti par l’immeuble et par les malversations. Éthel découvrait l’ampleur de l’effondrement : le sieur Chemin n’avait pas agi seul. Des dizaines de démarcheurs, sous sa houlette, avaient défilé dans le salon de la rue du Cotentin. Éthel se souvenait les avoir entrevus, messieurs vêtus de noir, chapeautés de feutre, elle croyait voir des croque-morts. Leurs cartables de cuir, leurs dossiers. Ils venaient vendre du vent. Du papier japon, du tabac de Virginie, des chantiers navals, des forages, des mines, des aérodromes, du caoutchouc de Malaisie, du café du Brésil.

Cette année-là, au lieu de préparer les épreuves du baccalauréat section classique, Éthel avait épluché des dossiers. Après le procès Chemin, Alexandre avait renoncé à sa tactique du déni. Il laissait Éthel entrer dans ses archives, il le lui avait même conseillé : « C’est à toi de tout reprendre, moi je ne suis plus en état de juger sereinement, je suis accablé, voilà tout. Mais nous trouverons une porte de sortie, tu verras. Nous allons faire front, tous ensemble, comme une vraie famille. » Etc.

Propos lénifiants, pensait Éthel. En remontant le cours de cette histoire, elle voyait bien qu’il n’y avait pas de porte de sortie. Les achats d’actions, les prêts, tout cela ne correspondait à rien. Les bénéficiaires étaient à l’autre bout du monde, dans des endroits imaginaires. Les titres étaient imprimés sur du beau papier — du japon sans doute — orné de chamarrures, de volutes, paraphés et signés par les dirigeants des sociétés, ils semblaient surgis d’une autre époque, telles les actions des chemins de fer russes, ou du canal à écluses du Panama, dont les tiroirs de la commode de Justine étaient pleins. Ils étaient parfois inattendus et, en les regardant, Éthel se sentait prise par une sorte de rêverie, d’étourdissement.

Un dossier volumineux, qui ne devait rien à Chemin, s’intitulait : Société de prospection du trésor de Klondike, Nouvelles Découvertes, île Maurice. C’était une histoire ancienne. Éthel avait entendu plus d’une fois le nom de Klondike, quand elle était sur les genoux de son père. C’était Klondike ceci, Klondike cela. Personne d’autre ne s’y intéressait, mais d’entendre Alexandre en parler, avec sa voix grave, ses accents, ses trémolos, jusqu’à s’emporter, elle avait eu envie d’y croire. Un jour, elle lui avait demandé : « Qu’est-ce que c’est Klondike ? » Elle n’arrivait pas à bien prononcer le nom, elle butait sur la première syllabe : « K-lon-dike. » Il avait baissé la voix. Il était ému. Il avait parlé du secret qui entourait cet endroit. Sur la côte nord de Maurice, dans un lieu solitaire, battu par les vagues, sous le vent incessant, l’île aux Herbes, l’île au Chat, l’île d’Ambre. Un bateau naufragé, un des derniers corsaires, au temps de la paix d’Amiens. La capture du trésor d’Aurang Zeb, roi de Golconde, la rançon qu’il avait dû payer pour sa fille, de l’or, beaucoup d’or, une montagne d’or, des pierres précieuses, des rubis, des topazes, des émeraudes. C’était là-bas, à l’intérieur des terres, sous des tas de pierres de lave, au fond d’un enfoncement. Comment le savait-on ? Éthel avait dû attendre la réponse. Ou peut-être qu’elle n’avait pas osé poser la question. Il y avait cette histoire de pendule, les tables de Chevreul, l’antenne de Lecher. Le corsaire maudit avait parlé depuis l’outre-tombe. La séance que Léonida avait faite, un soir, à Mapou. Qui était Léonida ? Éthel l’avait imaginée un peu fée, un peu sorcière. Léonida B., disait Alexandre. Comme si son nom même devait rester secret. Elle faisait tourner les tables, ricanait Justine. Non, ce n’était pas ça. Léonida écrivait sous la dictée des esprits. En épluchant le dossier, Éthel a trouvé cette feuille de papier, un vrai grimoire. La plume avait accroché, laissant des éclaboussures. Une écriture fine, entortillée, des mots attachés les uns aux autres, des mots barrés ou soulignés. Des mots incompréhensibles, de l’allemand avait-elle pensé, puis, non, plutôt du néerlandais. Le corsaire hollandais, le dernier qui avait croisé au large de Maurice. Oxmuldeeran, ananper, diesteehalmaarich, sarem, sarem. C’était ridicule, honteusement absurde, la chose la plus terriblement bête qu’elle ait jamais lue, mais au même moment, quand elle lisait ces mots, qu’elle les déchiffrait avec peine, elle sentait un petit frisson d’horreur ou de plaisir, elle restait penchée sur le vieux papier froissé, elle ne pouvait s’empêcher de croire que c’était ceci la clef de leur mauvaise fortune, leur mauvaise étoile, le talisman de leur malchance. Léonida, assise devant sa table, ses doigts crochus posés sur la feuille, ses yeux révulsés, en train d’écrire, le vent de la mer devait pousser sur les volets clos, le vent qui sifflait dans les branches du mapou, le vent qui fracassait le navire hollandais sur les roches noires de Maurice, les monticules de pierres qui marquaient le lieu du trésor maudit. Et puis ce nom de Klondike, les syllabes qui l’avaient émerveillée enfant, ces mots dans une langue inventée qui ne voulaient rien dire, qui parlaient seulement de fumée, de suie, de misère. Klondike, qui n’existait pas, qui n’avait jamais existé.