Elle a pensé soudain à Xénia. Son image est revenue d’un seul coup, comme si de l’avoir écartée depuis des mois l’avait rendue encore plus nécessaire. Xénia, quelque part dans Paris, vivant sa vie, de son côté. La famille Chavirov avait déménagé, sans laisser d’adresse. Éthel avait bien pensé à l’atelier de la rue Geoffroy-Marie, mais elle n’avait pas eu le courage d’y retourner. Elle aurait pu ruser, s’embusquer dans un café, guetter le passage de Xénia ou de sa sœur Marina, mais la seule idée du regard goguenard d’un cafetier ou des œillades des messieurs qui cherchaient les filles dans ce mauvais quartier lui avait fait horreur. Xénia était son amie. Sa seule amie. Celle qui était le plus proche, qui l’avait influencée dans sa vie. Et, en marchant sur ce trottoir encombré, en cognant fort des talons sur le ciment, en allant de l’avant, c’était Xénia qu’elle avait imitée. Xénia qui décidait. Qui se battait pour vivre. Xénia qui pouvait rire de tout, se moquer de tous, Xénia venue de loin, qui avait décidé de réussir sa vie.
C’était un flot de bonheur, une ivresse. Éthel a ralenti le pas, elle s’est même arrêtée un instant au bord du trottoir, comme si elle cherchait sa route. Justine est arrivée, un peu essoufflée, elle s’est accrochée à son bras. « Tu marches trop vite pour moi. » Elle était légère, pas plus lourde qu’un petit oiseau.
Éthel a compris. Elle a regardé sa mère. Elle s’adressait à Xénia, de l’autre côté de la ville. On ne choisit pas son histoire. Elle t’est donnée sans que tu la cherches, et tu ne dois pas, tu ne peux pas la refuser.
Bien entendu tout cela avait été inutile. Comme si la destinée avait été nouée, le fil invisible qui attachait Justine et Alexandre les tirait vers le malheur, vers le fond. Me Bondy avait téléphoné, le lendemain. Il avait réussi à suspendre la vente aux enchères, un acheteur proposait de reprendre la dette, sur la seule garantie du terrain et de l’immeuble inachevé. Alexandre gardait la jouissance de l’appartement de la rue du Cotentin, de l’atelier d’artiste, c’était comme si on avait effacé un mauvais rêve. Justine attendait le retour de son mari, elle avait mis une jolie robe, elle s’était coiffée, poudrée, parfumée. Elle avait préparé du thé, des gâteaux de maïs, Éthel l’avait aidée à mettre la table. Ça faisait un peu exagéré, avait pensé Éthel, le retour d’Ulysse à Ithaque. Un peu mascarade malgré tout. Vers le soir, Alexandre est revenu fourbu. La chaleur, dehors, l’avait exténué, il s’est laissé tomber dans le fauteuil. Il n’a même pas regardé la théière. « C’est fait, a-t-il dit. Tout est dit. Il n’y a plus de dettes. Nous allons commencer une nouvelle vie. » Éthel regardait sa mère. Justine n’avait pas encore compris. Elle posait des questions, sa voix montait crescendo. Cela faisait comédie, à présent. Un opéra, une opérette plutôt. Éthel imaginait la musique, quelque chose de léger, un peu cassé, une ritournelle. « Pourquoi ? Pourquoi ? » Et la voix grave d’Alexandre, son accent mauricien traînard, les « qu’est-ce qu’on pouvait faire ? ». Comme il disait au cours des conversations de salon : « Kipé fer ? » Avec la chaleur, son visage tournait au bistre. Depuis l’accident, il ne teignait plus sa barbe, les filets blancs apparaissaient de chaque côté, au bas des joues.
La vie nouvelle ! Alexandre avait tout vendu, y compris l’appartement et l’atelier, à la compagnie parisienne de voitures l’Urbaine, sise 29 rue Dutot, s’il avait pu il aurait bradé les meubles, le piano, et même le hideux Joseph vendu par ses frères du soi-disant Flandrin. C’était à cela qu’il avait passé cette journée, à apposer sa signature, ce glorieux paraphe où le prénom Alexandre s’entourait de volutes, sur toutes ces paperasses, qui disaient toutes la même chose : il n’y avait plus rien, il ne restait plus rien, que les yeux de Justine pour pleurer.
Éthel a ironisé malgré elle : la Société de prospection du trésor de Klondike rachetée par une compagnie de taxis, il doit y avoir une morale à cette histoire ! Alexandre n’a pas écouté leurs cris, leurs protestations. Un instant, il avait retrouvé sa superbe. Moustache en bataille, yeux étincelants, il tenait tête.
Puis il est allé s’enfermer dans son cagibi pour fumer. Depuis son attaque, le tabac lui était interdit, mais à présent cela n’avait plus de sens. Il en avait besoin. La fumée lui servait d’écran pour masquer le réel. Le temps qui lui restait à vivre n’avait pas d’importance. Bientôt il faudrait partir, ou mourir, ce n’était pas très différent.
Éthel savait qu’il retournait en arrière, loin, vers l’île de son enfance, vers le domaine merveilleux d’Alma où tout semblait éternel. Ni elle ni Justine n’avaient pu accéder à ce rêve. C’était peut-être cela le secret du trésor de Klondike, un endroit où personne d’autre ne pouvait entrer.
Le Pouldu
Éthel avait l’impression de flotter dans le ciel. C’étaient les nuages qu’elle aimait. Couchée dans le sable des dunes, elle les regardait filer à toute vitesse, légers, libres. Elle rêvait à l’espace qu’ils avaient parcouru, l’étendue des océans, le champ des vagues, avant d’arriver jusqu’à elle. Ils glissaient, pas très haut, en petites boules blanches qui parfois se heurtaient, s’unissaient, se divisaient. Il y en avait de fous, qui couraient plus vite que les autres, s’effilochaient en pelotes cotonneuses, en graines de pissenlit, en plumeaux de roseaux. La terre basculait sous eux dans un mouvement lent qui donnait le vertige. Le roulement des vagues sur la plage était un moteur en marche, en train de pousser le plateau de la mer, de renverser le monde irrésistiblement. Puis est arrivé un grand nuage gris et blanc qui s’est interposé entre elle et le soleil, et Éthel voyait une baleine, énorme tête et toute petite queue loin au bout de son corps. Le sable de la dune entourait Éthel, l’enserrait, l’enfermait doucement. Chaque rafale de vent fouettait son visage, ses jambes, ses bras en millions de petites piqûres. Elle avait l’impression de ne jamais avoir quitté cet endroit, sa place en haut de la dune, dans le sable blanc et sec que la mer ne touche jamais, à la limite où poussent les plantes piquantes, les chardons, où sont semées les graines rouges des tamaris.
L’été de ses douze ans. La première fois qu’elle était tombée amoureuse d’un garçon dont elle avait oublié le nom, il en avait quinze ou seize, elle avait tremblé quand il s’était approché d’elle et l’avait embrassée en forçant ses lèvres avec la pointe de sa langue. Les nuages passaient comme aujourd’hui, elle sentait la chaleur, la brûlure s’ouvrir et se refermer dans le ciel, à l’intérieur de son corps. Quelque chose d’inconnu, d’angoissant.
Elle faisait des projets avec les jeunes gens de la bande, on irait à bicyclette par les chemins de fermes, de hameau en hameau, de ville en ville, on dormirait sur les plages ou, quand il pleuvrait, dans les granges. C’étaient les garçons et les filles des villas alentour, au Pouldu, à Beg-Meil, et elle habitait la pension de Mme Liou avec ses parents. Cet été-là, elle avait parlé avec Laurent Feld pour la première fois, il habitait une villa de location au bord de la mer, avec sa tante et sa sœur. Au début, Éthel l’avait trouvé timide, presque empoté. Il rougissait pour un rien. C’était l’année où Éthel vivait sa grande amitié avec Xénia, et lui était tout le contraire de Xénia, il avait de l’argent, il était sérieux, sans rires et sans larmes.
Puis, peu à peu, au cours des rencontres, l’amour était né. Ce n’était pas un grand amour, avec éclats et fureur, rien de dramatique comme les fiançailles de Xénia avec Daniel Donner — cette sorte de contrat inexpliqué par lequel la fille d’une noble russe, émigrée, réduite à la misère, allait se donner à un gros garçon taciturne et méfiant, qui lui assurerait la sécurité et la respectabilité d’une famille d’industriels et le confort de la bourgeoisie rouennaise. Non, rien à voir avec cela. Laurent Feld était très amoureux d’Éthel, depuis l’été passé il lui écrivait une, parfois deux lettres par semaine, qui portait toujours, calligraphié sur l’enveloppe en papier renforcé, le même libellé :