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Les déjeuners du dimanche n’avaient plus lieu. Les habitués avaient déserté, les uns après les autres, sans donner d’explication. Ils ne savaient plus où s’asseoir. Il ne restait que la vieille bergère de Justine, vermoulue, fanée, réparée à la colle à bois et au fil de fer, dont aucun brocanteur n’avait voulu.

Parmi les derniers, Claudius Talon était venu. Il arborait le petit insigne en métal chromé émaillé tricolore de la L.V.F. Il pérorait. L’A.F. demandait qu’il soit interdit aux Juifs de tenir des cinémas ! Il lisait solennellement la déclaration du capitaine Casablanca : « Le peuple allemand s’enthousiasme à l’idée que cette France, hier son ennemie, pourrait devenir aujourd’hui son associée. » Éthel ressentait une nausée, elle avait beau marcher dans les rues désertes, la voix nasillarde de Talon résonnait, avec ses sarcasmes : « Goldenberg, Weiskopf, Lévy, Cot, la femme Tabouis, Géraud, “Ici Londres, les Français parlent aux Français” ! » Et sur les murs de la mairie du XVe, placardés les décrets publiés par le Journal officiel :

« Article premier, est regardé comme Juif toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents si le conjoint est juif Article deux : l’accès et l’exercice des fonctions publiques et mandats sont interdits aux Juifs, comme suit : 1°) chef d’État, membre du gouvernement, du Conseil d’État, du Conseil de la Légion d’honneur, de la Cour de cassation, des corps des mines, des ponts et chaussées, des tribunaux de première instance, des juges de paix ; 2°) agents des Affaires étrangères, préfets, sous-préfets, fonctionnaires de police nationale ; 3°) résidents généraux, gouverneurs et administrateurs des colonies ; 4°) corps enseignant dans son ensemble ; 5°) officiers de l’armée de terre, de l’air et de la marine ; 6°) agents de l’administration et des entreprises publiques. Les Juifs ne pourront en outre exercer les professions suivantes : rédacteurs ou administrateurs de journaux, de revues (sauf scientifiques), producteurs de films, metteurs en scène, scénaristes. Gérants de salles de cinéma ou de théâtre. Le décret est applicable sur l’ensemble du territoire, ainsi qu’en Algérie et dans les autres colonies.

Signé : Pétain, Laval, Alibert, Darlan, d’Huntziger, Belin. »

Puis, un autre jour :

« Loi du 2 juin prescrivant le recensement des Juifs.

Toute personne définie comme juive doit se présenter dans un délai d’un mois au préfet du département et déclarer par lettre sa profession, son état civil et faire la liste de tous ses biens. Tout contrevenant sera puni de prison. La loi sera appliquée en France, en Algérie, dans les Colonies ainsi qu’en Syrie et au Liban. »

Encore :

« Loi du 17 juin :

Il est interdit à toute personne de race juive d’exercer les professions suivantes : banquier, agent d’assurances, publiciste, prêteur de capitaux, courtier en Bourse, commerçant en grains, vendeur de tableaux, antiquaire, exploitant forestier, propriétaire de maison de jeux, journaliste d’information de la presse écrite ou de la radio, éditeur.

Signé : Pétain, Darlan, Bathélemy (ministre de la Justice), Lehideux (secrétaire d’État à la Production industrielle), Jérôme Carcopino (secrétaire d’État à l’Éducation nationale). »

Dans Gringoire, les noms :

« Herschell Grynszpan, l’assassin de von Rath. Loeb et Blum coupables d’avoir causé l’Anschluss, d’avoir ouvert les frontières aux réfugiés espagnols, d’avoir livré des avions à l’Espagne rouge. »

Les noms révélés par Henri Béraud : Jean Zay, alias Isaïe Ezéchiel, Léon Blum, alias Karfunkelstein. Les noms des chefs d’entreprise juifs sur la place publique, affichés dans le J O., par ordre alphabétique, une liste honteuse, sans fin :

Aksebrad
Achtenkiem
Abramowski
Astrowicz
Berger Gidel
Blumkind
Braun
Cahen
Chapochnik
Corn
David
Fain
Fatermann
Finkielstein
Foncks
Fridman
Galazka

qu’Éthel lisait dans le vent, et instinctivement elle avait cherché le nom de Laurent Feld, comme si cette liste d’ignominie pouvait l’avoir trouvé, là où il était, de l’autre côté de la Manche, avoir révélé sa cachette, son secret dans le cœur d’Éthel, dénoncé par la voix rocailleuse de Talon, ou bien mis en évidence par l’ironie de la générale Lemercier, sa façon de secouer la tête en faisant ttt ttt ! du bout de la langue, quand elle était revenue enthousiasmée par la grande réunion de la L. V. F. au Vél’ d’Hiv, et qu’avec vingt mille Parisiens elle avait annoncé son soutien indéfectible aux troupes allemandes, finlandaises et roumaines dans le grand combat contre le bolchevisme universel ! Alexandre avait baissé la tête, mais Justine, elle, s’était indignée et l’avait reconduite à la porte du salon dévasté, comme si elle avait encore quelque chose à sauver, l’honneur, la mémoire, Dieu sait quoi !

Tout cela était pathétique, vaguement ridicule, certainement venimeux. Éthel avait pensé alors que c’était trop tard, qu’elle ne pourrait pas quitter sa famille, comme elle aurait voulu le faire, pour s’embarquer à l’aventure vers l’autre bout du monde, vers le Canada — le rêve de Maria Chapdelaine, d’un pays froid et pur, où la neige étincelait sous le ciel, où les forêts sont sans fin, où Laurent la rejoindrait pour une vie nouvelle. Ils en avaient parlé, sur la plage, pour quand la guerre serait finie. Ils avaient commencé des projets, lui dans un cabinet international, elle à enseigner la poésie dans un lycée privé.

Mais trop tard maintenant, sur le bord de ce radeau de naufragés que le vent de la réalité allait emporter. Au milieu des décombres, les valises déjà bouclées, les cartons ficelés, une débâcle d’objets flottants au courant incohérent des événements, dans le chaos des fausses nouvelles, des communiqués mensongers, des articles de propagande, de la haine des étrangers, de la méfiance des espions, des ragots d’épicier, de la faim et du vide, du manque d’amour et d’orgueil.

1942

Le chargement a eu lieu à la gare d’Austerlitz barricadée, bardée de filets antiavions, de barbelés, de sacs de sable, dans le froid de mars. Alexandre n’était pas venu. Il était resté assis dans l’unique bergère, accablé, silencieux. Depuis l’effondrement, il avait renoncé à toutes ces petites choses qui l’avaient fait vivre depuis des lustres, les déjeuners en célibataire dans les bistros de rapins à Montparnasse, les cafés avec les Mauriciens rue de Vaugirard, les balades aux Champs-Élysées (« Pour assister à la relève des boches, merci bien, avec tous ces salopiaus à la parade », avait commenté Justine). Il avait annulé son abonnement à Gringoire, faute d’argent, et aussi à cause de l’article de Maxence sur Bagatelles pour un massacre, à Je suis partout à cause de la bave de Marcel Jouhandeau sur René Schwob — la petite phrase : « Je refuse que la Vierge Marie soit une petite Juive de la rue des Rosiers. » Il n’écoutait plus les nouvelles à la radio. Il restait à fumer tous les tickets de tabac que Justine réussissait à recueillir. Il toussait comme par habitude. Peut-être qu’il ne pensait à rien.