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Le silence avait construit un mur invisible entre eux. Laurent avait un peu honte d’avoir oublié la photo d’Éthel sur le mur de la chambrée, à Southampton, là où il l’avait épinglée au début pour faire comme les autres.

Ensuite, il y a eu la route à bicyclette, depuis les berges du fleuve, le long de la mer, mais ça ne ressemblait pas aux petits chemins du Pouldu. Le trottoir de la Promenade était obstrué de chicanes et d’arceaux barbelés, de guérites abandonnées. Plutôt que d’attendre une place dans les bus bondés, ils s’étaient lancés sur la route. Laurent pédalait les jambes écartées, Éthel était assise sur le cadre en amazone, un bras passé autour du cou de Laurent. La petite valise était accrochée au tan-sad dans le cageot à légumes ! C’était drôle, c’était épique. Trop chargé, le vieux vélo geignait et faisait des embardées. Plusieurs fois, ils se sont arrêtés pour se reposer sur le mur de soutènement, les jambes pendant dans le vide, face à la mer. Le long du chemin, les piétons regardaient le jeune couple, ce militaire britannique aux cheveux rouquins, et sa petite fiancée française en fichu et galoches. Ils applaudissaient, et Laurent leur répondait sérieusement en faisant le V de la victoire de Churchill. Il s’est même trouvé un photographe de presse pour les prendre en cliché, qu’il a dû vendre pour illustrer la première page du canard local, et qui sait ? faire avec cela le tour du monde.

Éthel riait. C’était la première fois depuis si longtemps que ça devait lui mettre des larmes dans les yeux, mais c’était bon. Ainsi leurs cœurs se réveillaient, sortaient de l’hivernage. Ils retrouvaient chaque seconde de mémoire, même si ce n’était pas l’innocence. Ils se souvenaient d’avoir été heureux.

Une seule fois, Laurent a rendu visite aux Brun, dans l’appartement sous les toits. Justine a accueilli Laurent d’un « notre sauveur » excessif, et Alexandre n’a pas semblé le reconnaître. Il n’est pas sorti de son mutisme mais, au moment du départ, il a serré les mains de Laurent sans vouloir les lâcher, une expression angoissée dans ses yeux. Peut-être qu’il comprenait qu’il était en train de perdre Éthel pour toujours.

Avant de repartir pour Paris — dans un autocar de la compagnie des Phocéens cette fois —, Laurent a demandé à Éthel : « Tu viendras vivre avec moi au Canada ? » Éthel n’a pas répondu. Elle n’a pas demandé qu’il définisse ce qu’il voulait dire par « vivre avec moi ». Être sa maîtresse, sa femme ? Il lui a donné son dernier poème, écrit la veille de quitter l’Angleterre. Une feuille abîmée, humide, qui sentait une drôle d’odeur, comme de sueur, de fatigue.

L’écriture au crayon s’effaçait déjà. Elle a lu :

Chaque seconde sans raison je pense à toi Tes yeux ta voix La façon que tu as de ne pas finir tes phrases L’odeur de ton visage Tes cheveux mouillés La marée qui montait en nous quand nous couchions dans le sable Les épines que je retirais de tes pieds quand nous marchions sur les dunes Tu as vécu chaque seconde avec moi dans la vulgarité des baraques à Southampton À Portsmouth À Penzance Et demain je toucherai le sol de France Je te toucherai

Adieu

à la France, adieu au passé. Adieu à Paris.

Avant son départ pour Toronto, Éthel marchait dans cette ville qu’elle connaissait mieux que personne au monde, et qu’elle aimait et détestait plus que tout au monde. Elle respirait l’air chaud, sur le bord de la Seine, elle regardait l’eau scintiller entre les feuillages des marronniers. Il y avait une légèreté dans le ciel, les dômes et les tours semblaient flotter au-dessus des toits des maisons. Elle croisait des gens de toutes sortes, des bandes de filles rieuses, moqueuses, vulgaires, des garçons qui la scrutaient malgré son vieux manteau marron dans lequel elle se cachait. Aux carrefours, dans les coins de porte, sur les terrasses des bistros, les messieurs discutaient en fumant, ils commentaient les nouvelles, ou les résultats des courses, avec le même feu que s’il était question de leur avenir. Elle avait l’impression d’être dans une capitale étrangère.

Du côté de la rue du Cotentin, en revanche, rien n’avait changé. La banque avait loué l’appartement et l’atelier. Il semble que beaucoup de gens se soient enrichis en achetant au rabais les biens des collabos en fuite. Et Chemin ? Et Talon ? Éthel était bien sûre qu’ils s’en étaient sortis. Ils avaient même dû faire croire qu’ils avaient géré au mieux les biens confisqués aux Juifs. L’atelier de Mlle Decoux était occupé par un agent d’assurances. Éthel songeait aux animaux. Comment avaient-ils pu survivre ? Sans doute avaient-ils fini à la casserole comme la plupart des chats de Paris. Il lui semblait, tandis qu’elle longeait les murs de son quartier, vers le lycée de la rue Marguerin, que des fantômes se glissaient entre les passants, la frôlaient, l’épiaient derrière les rideaux des fenêtres. Rue de l’Armorique, numéros 32 et 34, l’immeuble qui avait coûté l’avenir des Brun était enfin achevé. C’était une haute bâtisse mitoyenne à sa gauche, cinq étages d’une pierre triste qui ressemblait à du ciment, fenêtres carrées, une sorte de muraille laide et aveugle qui semblait étrangement étriquée, comme si avec le temps de malheur le bâti avait mangé la terre. À droite, le pavillon Conard, l’ennemi juré de la Maison mauve, était à l’abandon. On pouvait parier qu’avant longtemps il serait rasé à son tour et remplacé par un immeuble. Éthel ne s’est pas arrêtée. Elle n’a pas cherché à lire les noms des occupants sur les boîtes aux lettres. Elle ressentait un triomphe amer, puisque c’était elle qui avait empêché l’architecte d’ajouter la moindre joliesse à cet ensemble en refusant tout, les acanthes et les cariatides, les mosaïques et les macarons. Seul le nom restait écrit sur le linteau de la porte d’entrée, ridicule, vaguement mortifère : La Thé-baïde.

Par exception, sous la pluie, avant le départ, Éthel a demandé à Laurent de l’accompagner au cimetière Montparnasse, à la recherche de la tombe de son grand-oncle.

Le gardien a feuilleté le registre des concessions perpétuelles, il a indiqué l’emplacement : « Vous ne pouvez pas la manquer, c’est à côté de l’archange Gabriel. » Effectivement, ils ont trouvé une dalle de marbre gris, sans fioritures, avec des noms gravés, certains encore lisibles, d’autres presque effacés. Le nom de Samuel Soliman est suivi de deux dates : 8 Xbre 1851-10 VIIbre 1934. Rien qu’un nom, et le bruit de sa légende.

Elle n’a gardé de Monsieur Soliman qu’une photo, un vieillard vêtu d’un paletot à l’ancienne, coiffé d’un chapeau mou, portant moustaches et favoris. À côté de lui, une petite fille sage, les cheveux bouclés, vêtue d’une robe droite avec col marin, tenant à la main un cerceau plus grand qu’elle — Éthel. C’est vrai que d’une certaine façon il ressemblait à l’archange Gabriel, grand et fort, avec ses favoris pareils à des ailes, sa canne à la main droite telle une épée.

Ils sont restés un bon moment devant la dalle, à écouter la pluie tambouriner sur le parapluie. Une vapeur montait du cimetière, une odeur de terre et d’herbe. Quelque part dans les massifs de laurier on entendait les cris des merles. Ça pouvait être un endroit pour revenir souvent, a pensé Laurent, comme on irait rendre visite à un parent très âgé. Muni d’une brosse à dents et d’une petite truelle, pour nettoyer, rejointoyer. Pour passer un crayon gras sur les lettres illisibles. Il en a ressenti un pincement au cœur. Lui n’avait pas de caveau familial pour se recueillir, pas de concession perpétuelle, ni même une simple dalle portant écrit le nom de sa tante. Rien qui l’attachât à ce sol.