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Elle lui a parlé. Ou bien est-ce Xénia qui lui a parlé la première ? Dans toute cette foule, dans tout ce gris, Éthel l’a regardée comme un soleil plus vrai que le pain à cacheter. Elle se souvient du battement de son cœur, à cause de sa beauté. Son visage d’ange, la peau très claire et un peu mate à la fois, imprégnée d’un léger hâle doré à la fin de l’été, et cette chevelure d’or nouée au sommet de la tête, comme les anses d’un panier tressé de blé, mêlée de fils de laine rouge, et la robe qu’elle avait, une longue robe claire à volants, toute simple en dépit d’une broderie de fil rouge sur sa poitrine, la taille si fine qu’on aurait pu l’entourer d’une main (la main large de Monsieur Soliman, sans doute).

Ce sont les yeux de Xénia. Elle n’avait jamais vu des yeux comme les siens. D’un bleu pâle, un peu cendré — couleur d’ardoise délavée, couleur de la mer du Nord, a-t-elle pensé — mais ce n’est pas cette couleur qui l’a étonnée. Monsieur Soliman aussi a des yeux bleus, couleur de myosotis, très lumineux. Ce qu’elle a remarqué presque aussitôt, c’est qu’ils donnaient au visage de Xénia une expression de tristesse douce — ou plutôt le sentiment d’un regard lointain, venu du profond du temps, chargé de souffrance et d’espérance, comme s’ils filtraient à travers une poussière de cendre. Bien sûr, elle n’a pas pensé à tout ça sur l’instant. Cela s’est expliqué au fil des mois et des années, au fur et à mesure qu’Éthel reconstituait l’histoire de Xénia. Mais ce jour-là, dans la rue grise et crachineuse, un temps de rentrée des classes, le regard de la jeune fille l’a pénétrée jusqu’au fond de son âme d’un éclat indistinct et violent, et elle a senti son cœur battre plus fort.

Elle était avec d’autres filles dont elle a oublié jusqu’aux prénoms, qui attendaient sagement d’entrer dans l’école pour le cours de poésie de Mlle Kohler, cette étrange vieille fille sur laquelle les élèves racontaient des histoires folles et comiques d’amours déçues, de fortune jouée aux courses, de traficotages et d’expédients pour survivre. Elle, Éthel, n’écoutait pas. Elle avait fixé la nouvelle venue, impossible d’en détacher son regard, elle avait dit, à voix presque basse, s’adressant à ses camarades : « Vous avez vu cette fille ? »

Xénia l’a tout de suite remarquée. Dans la cour de l’école, elle est venue droit vers Éthel, elle a tendu la main : « Je m’appelle Xénia Antonina Chavirov. » Elle avait cette façon de dire le x de son prénom, en chuintant doucement du fond de la gorge, qu’Éthel trouva aussitôt merveilleuse, comme son nom de famille — les autres filles n’avaient pas manqué de faire leur plaisanterie facile, Chavirov, tu chavires ?… Sur son petit mémo noir, avec un crayon miniature, Xénia a écrit son nom, elle a arraché la page et l’a tendue à Éthel en disant : « Je n’ai pas de carte de visite, excuse-moi. » Le nom, le petit carnet noir, la carte de visite, c’était trop pour Éthel, elle a serré la main de Xénia : « Je veux être ton amie. » Xénia a eu un sourire, mais ses yeux bleus restaient voilés de mystère. « Bien sûr, moi aussi je veux être ton amie. » Sur le petit carnet noir, comme un pacte solennel, Éthel a écrit son nom et son adresse. Sans savoir pourquoi, peut-être pour éblouir Xénia, pour être sûre de valoir son amitié, elle a un peu menti. « Nous habitons là, mais nous allons bientôt changer. Dès que la maison de mon grand-oncle sera finie, nous irons tous vivre avec lui. » Pourtant, déjà à ce moment-là, Éthel savait que la Maison mauve n’était pas pour demain, ni pour après-demain. La santé de Monsieur Soliman déclinait, et son rêve s’éloignait.

Il ne sortait plus guère de son appartement, avait même renoncé aux promenades quotidiennes au Luxembourg. Quand elle passait devant la porte en bois du jardin, rue de l’Armorique, Éthel sentait son cœur se serrer.

Une fois, après l’école, elle a emmené Xénia jusque-là. Xénia allait et revenait toujours seule de l’école, et pour cela Éthel l’admirait encore davantage. Ce jour-là, Éthel a prévenu sa mère. « Inutile de venir me chercher, je viendrai avec mon amie Xénia, qui est russe, tu sais ? » Sa mère l’a regardée avec perplexité. Éthel a conclu à la hâte : « Après, nous viendrons goûter. Je lui ferai le thé. Xénia boit beaucoup de thé. »

Arrivées au terrain de la rue de l’Armorique, sur la pointe des pieds, elles se sont haussées jusqu’aux fentes du bois pour regarder à travers la porte. « C’est grand ! » s’est exclamée Xénia. Elle a ajouté, et jamais Éthel n’y avait songé auparavant : « Ton grand-oncle est un homme très riche. »

Un après-midi d’automne, Éthel a emmené Xénia jusqu’au jardin. Dans la poche de la veste de Monsieur Soliman, elle a pris la clef de la porte en bois, une grosse clef en fer rouillé qui semblait devoir ouvrir une porte secrète dans un château. Elle avait un peu honte de la prendre sans demander à son grand-oncle. Monsieur Soliman somnolait dans sa chambre, son grand corps étendu sous un drap blanc, et ses pieds immenses faisaient un pic au bout du lit. Il ne s’était même pas aperçu de la visite d’Éthel. Depuis un certain temps déjà, tout lui était indifférent.

Devant la porte du jardin, Éthel a montré la clef à Xénia. Son impatience était communicative. Xénia a eu un rire nerveux, elle a pris la main d’Éthel. « Tu es sûre que nous pouvons ? »

Elles jouaient à se faire peur. Le vieux mur de pierres rouge et ocre, cassées à coup de marteau, à peine jointoyées, était envahi de lichen et de vigne vierge et, depuis la maladie de Monsieur Soliman, personne ne semblait se soucier de couper les lianes qui barraient la porte.

Même la serrure grippait. Éthel a dû s’y prendre à plusieurs fois avant de faire céder le pêne. La clef en tournant a produit un grincement rouillé qui a fait crier d’énervement les filles.

« Attends, je crois qu’il y a une femme qui nous regarde ! »

Xénia montrait l’autre côté de la rue, sans bouger le visage, juste avec ses yeux. « Ça ne fait rien, c’est juste une concierge. » Elles se sont engouffrées et Éthel a refermé la porte à clef de l’intérieur, comme si quelqu’un allait pousser derrière elles pour entrer. « Viens, je vais te montrer notre secret ! » Éthel tenait Xénia par la main. La main de Xénia était petite et douce, une main d’enfant, et Éthel était émue de sentir cette main dans la sienne, comme une promesse d’amitié que rien ne pourrait défaire. Plus tard, elle s’est souvenue de ce premier instant, du battement de son cœur. Elle a pensé : « Enfin, j’ai trouvé une amie. »

L’après-midi dans le jardin de la rue de l’Armorique a été long, très long. Passé le premier moment à examiner le tas de planches envahi de ronces, les deux jeunes filles se sont assises au fond du jardin, à l’abri d’une tonnelle où Monsieur Soliman avait installé autrefois un banc pour rêver à son aise. Il faisait humide en cet après-midi d’automne, mais un pâle soleil éclairait le mur de pierres au fond du terrain. Un lézard brun était sorti du mur, pour les observer de ses petits yeux brillants comme des boutons de métal.

Jamais Éthel n’avait parlé comme cela à personne. Il lui semblait que tout d’un coup elle était plus libre. Elle riait, elle racontait des anecdotes, elle se souvenait de détails qui s’étaient accumulés depuis son enfance. Elle parlait de projets, d’idées, d’une tenue de bal, elle sortait de la poche de son cardigan un dessin de mode : « Là, une ceinture à paillettes pour une robe bleue, et une jupe en satin noir, et, par-dessus, une tunique violette, et une blouse en lamé or, une tunique de dentelle, ou bien, regarde, là, une blouse en satin noir avec du tulle. » Xénia regardait le dessin. « Qu’est-ce que tu en penses ? » Avant même que la jeune fille ne puisse répondre, Éthel enchaînait : « Des escarpins en or, non, peut-être un peu voyant, un peu tape-à-l’œil ? » Elle se reculait, comme si elle voyait Xénia porter les modèles. « Tu sais, tu es si belle, j’aimerais que ce soit pour t’habiller, je dessinerais les robes et c’est toi qui les mettrais. »