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Et puis, tout d’un coup, elles sont devenues les meilleures amies du monde. Elles ne se quittaient plus, elles étaient toujours ensemble. Quand elle se levait, le matin, avant l’heure, Éthel sentait son cœur gonflé de bonheur à l’idée de rencontrer Xénia dans la journée. Elle en oubliait tout. Les tantes se plaignaient : « Tu ne viens plus nous voir, tu n’es pas fâchée, j’espère ? » Elle passait un peu le samedi après-midi, après l’éducation religieuse, avant la leçon de piano. Elle entrait en coup de vent dans le vieil appartement de Monsieur Soliman, à présent occupé par la tante Willelmine, elle embrassait la vieille dame, grignotait un biscuit, sirotait le thé à la vanille, puis s’en allait en descendant l’escalier quatre à quatre, pour ne pas avoir à attendre l’ascenseur. Elle séchait le cours de piano pour retrouver Xénia sur le boulevard des Italiens. Elles allaient lécher les vitrines. Xénia faisait plus grande que son âge, elle tirait une certaine vanité d’être remarquée par les hommes, alors qu’Éthel trouvait cela parfaitement ridicule. « Mais tu as vu celui-là, tu as vu comme il t’a regardée ? Ce vieux dégoûtant ! » Tout à coup, elle se mettait en colère : « Eh bien ce monsieur-là, je vais lui dire deux mots ! Enfin, tu te rends compte, il t’a croisée et maintenant il est derrière nous, comme un petit chien ! Il n’a rien de mieux à faire ! » Xénia avait un petit sourire satisfait qui n’arrangeait rien. Elle parlait de toutes ces choses avec un peu de condescendance, elle laissait entendre qu’elle en savait long sur les hommes, sur ce qu’ils valent en général, sur leur frivolité. Un jour, elle a même dit à Éthel : « Au fond, tu es très naïve. » Éthel s’est sentie mortifiée, elle voulait répondre, mais elle n’a pas su quoi dire. Ce n’était pas vrai qu’elle était naïve, a-t-elle pensé. Il lui aurait fallu parler de la relation entre son père et sa mère, de leurs disputes, de Maude, de la place que cette femme avait tenue dans sa famille, de la ruine qui était entrée. Mais tout cela était si peu de choses à côté du destin tragique des Chavirov, elle n’aurait jamais osé se comparer à Xénia.

Éthel tenait trop à son amitié. C’était un miracle. Toutes les filles, à l’école, devaient en être jalouses. Sa beauté, son mystère, ce nom de Xénia qu’elle prononçait avec un ch très doux, ce nom de Chavirov, qui faisait songer au naufrage de son histoire. Pour elle, pour lui plaire, Éthel avait changé son caractère. Elle plutôt pessimiste, renfermée, transformait sa personne au moment de rencontrer Xénia. Elle se faisait drôle, légère, insouciante. Elle jouait à être naïve, puisque c’était la qualité que lui reconnaissait son amie. Elle avait noté dans un carnet des idées, des historiettes, des choses entendues à la maison, ou dans la rue. Elle devait en parler avec Xénia, lui demander son avis. Les trois quarts du temps, Xénia n’écoutait pas. Elle regardait Éthel, l’air de penser à autre chose. Ou bien elle coupait : « Tu compliques trop la vie. » Elle ajoutait, avec un petit ricanement qui faisait mal — mais il ne fallait surtout pas qu’elle le trahît : « Tu sais, Éthel, la vie réelle est déjà bien assez difficile comme ça, on n’a pas besoin d’en remettre. » Éthel baissait la tête, elle acceptait. « Tu as raison, toi tu vois tout de suite les choses comme elles sont. C’est pour ça que je suis ton amie. »

C’était venu depuis un certain temps. Pour se rassurer, pour s’exprimer, Éthel disait maintenant très souvent ce mot. Elle qui l’avait prohibé de son vocabulaire depuis longtemps, comme si seul Monsieur Soliman avait eu droit à ces sentiments — l’amitié, l’amour, l’affection. Un jour, elle avait osé. Après une longue journée passée ensemble, à marcher dans les rues, puis sur l’allée des Cygnes, devant la Seine, par une soirée de printemps où l’air est doux. Elle regardait à la dérobée le profil de Xénia, son front haut, son petit nez aux ailes délicates, le duvet blond sur sa nuque, au-dessous du chignon, et la bouche aux lèvres ourlées et très rouges, et les cils qui faisaient une ombre sur ses joues, elle a senti un élan amoureux au fond d’elle-même, irrésistible et délicieux comme un frisson, et elle a dit très vite, sans réfléchir : « Tu sais, Xénia, je n’ai jamais eu d’amie comme toi. » Xénia n’a pas bougé pendant de longues secondes, peut-être qu’elle n’avait pas entendu. Puis elle s’est tournée vers Éthel, et le bleu gris de ses iris ressemblait à la couleur d’une mer très au nord, très lointaine. Elle a dit : « Moi non plus, chérie. » Et pour casser la solennité un peu ridicule de cet aveu, elle a ricané. « Je ne sais pas si tu as remarqué, mais nous sommes exactement dans l’endroit où les amoureux font leurs grandes déclarations ! » Et tout de suite après, elle s’est mise à parler de la couturière chez qui sa mère travaillait, une grande femme un peu hommasse, avec un nom en is — Éthel a cru qu’elle pouvait être grecque, Karvélis, mais en réalité elle était lituanienne — et qui était connue pour ses mœurs. « Enfin, tu vois ce que je veux dire, non ? ajoutait Xénia, non, c’est vrai tu ne connais pas ces choses-là, toi, je veux dire, une femme qui n’aime pas trop les hommes, une femme qui sort avec les femmes. »

Elle gesticulait un peu, et Éthel a remarqué à quel point les mains de Xénia étaient soignées, des mains de poupée aux doigts très fins, les ongles roses passés au lisseur en peau de chamois. Pourquoi racontait-elle tout cela à propos de Karvélis ? Un jour, cette femme était entrée dans la cabine où Xénia se déshabillait après avoir essayé une robe, elle avait effleuré son épaule et chuchoté : « Si tu veux, nous pourrions être (là Xénia enflait la voix et faisait rouler les r à la russe) de trrrès trrrès bonnes amies ! »

Mme Karvélis était devenue le sujet préféré de leurs plaisanteries. Sous un dehors de jeune fille délicate, aristocratique, Xénia cachait un bon sens réaliste, et même un esprit grivois qui aurait certainement choqué Justine et Alexandre, et qu’Éthel trouvait extrêmement drôle. Rien ne lui échappait. Ni les œillades de M. Borna, le surveillant, ni la démarche énamourée de Mlle Jeanson, la prof de français. Un jour qu’elle s’était affublée d’un long châle en soie couleur parme pour marcher dans la cour de l’école, Xénia a donné une bourrade à Éthel : « Tu as vu, son châle dépasse de sa veste au niveau de ses fesses ! » Elle ne riait jamais aux éclats, elle avait toujours une petite voix grinçante pour raconter des histoires auxquelles Éthel avait du mal à résister. « Quand elle marche, regarde bien, ça lui fait comme une queue qui court après son gros derrière ! »