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Et qu’elle allait le prouver à son chevalier, auquel elle imposerait l’obligation de lui faire quitter sa belle robe et son palefroi, si elle le jetait à bas de son cheval. Pinabel comprenant qu’il ne peut garder le silence sans commettre une faute, s’apprête à répondre les armes à la main. Il saisit son écu et sa lance, fait prendre du champ à son destrier, puis se précipite avec colère sur Marphise.

Marphise vient à sa rencontre, sa grande lance en arrêt; elle vise Pinabel à la visière et le jette à terre tellement étourdi, qu’il fut plus d’une heure à relever la tête. Marphise, victorieuse, fait quitter à la jeune dame ses vêtements et toutes ses parures, et en fait aussitôt revêtir la vieille.

Elle lui fait revêtir ces jeunes et riches vêtements, et la fait monter sur le palefroi qui avait amené la donzelle jusque-là. Puis elle reprend sa route, suivie de la vieille qui paraissait d’autant plus laide qu’elle était plus parée. Elles marchèrent trois jours, faisant un long chemin, sans qu’il leur arrivât rien que j’aie à noter.

Le quatrième jour, elles rencontrèrent un chevalier qui s’en venait seul au galop de son cheval. Si vous désirez savoir qui c’était, je vous dirai que c’était Zerbin, fils du roi d’Écosse, modèle de courage et de beauté, qui s’en revenait plein de colère et de chagrin de n’avoir pas tiré vengeance de celui qui l’avait empêché de faire un acte de courtoisie et de générosité.

Zerbin avait en vain parcouru la forêt à la poursuite de celui qui lui avait fait cet outrage, mais ce dernier s’était échappé assez à temps pour avoir une grande avance. À la faveur du bois et d’un brouillard épais qui avait voilé les rayons d’un soleil matinal, il avait pu éviter la main redoutable de Zerbin, jusqu’à ce que la colère et la fureur lui fussent sorties du cœur.

Bien qu’encore enflammé de colère, Zerbin ne put s’empêcher de rire, en voyant la vieille, dont la figure ridée faisait un contraste bizarre avec les vêtements de jeune fille qu’elle portait. S’adressant à Marphise qui chevauchait à côté d’elle, il dit: «Guerrier, tu es plein de prudence, car tu as choisi, pour t’escorter, une damoiselle de prestance telle que tu n’as pas à craindre de rencontrer âme qui te l’envie.»

La vieille, autant qu’on pouvait en juger par sa peau ridée, était plus âgée que la Sibylle, et ressemblait, ainsi parée, à une guenon qu’on aurait habillée pour se divertir. La colère qui brillait dans ses yeux la faisait paraître encore plus laide. La plus grande injure que l’on puisse faire à une femme, c’est de la traiter de vieille ou de laide.

Marphise, qui prenait plaisir à ce jeu, feignit de s’indigner, et répondit à Zerbin: «Par Dieu, ma dame est plus belle que tu n’es courtois. Mais je crois que tes paroles ne rendent pas exactement ta pensée; tu feins de ne pas reconnaître sa beauté pour excuser ton extrême lâcheté.

» Est-il un chevalier qui, venant à rencontrer, dans la forêt et seule, une dame si jeune et si belle, ne voulût la posséder?» «Elle te convient si bien – dit Zerbin – que ce serait mal de te l’enlever. Pour moi, je ne serai pas assez indiscret pour jamais t’en priver. Jouis-en donc.

» Si, pour un autre motif, tu veux éprouver ce que je vaux, je suis prêt à te le montrer; mais ne me crois pas assez aveugle pour que je consente à rompre une seule lance pour elle. Qu’elle soit laide ou belle, garde-la; je ne veux pas troubler la grande affection qui règne entre vous deux. Vous êtes très bien accouplés; je jurerais que tu es aussi vaillant qu’elle est belle.»

Marphise lui répliqua: «Malgré toi, il faut que tu essaies de me l’enlever. Je ne souffrirai pas que tu aies vu un aussi charmant visage, et que tu ne tentes pas de le conquérir.» Zerbin lui répondit: «Je ne vois pas pourquoi un homme s’exposerait au péril ou à l’ennui pour remporter une victoire dont le vaincu se réjouirait, tandis que le vainqueur en serait très fâché.»

«Si cette proposition ne te paraît pas bonne – dit alors Marphise à Zerbin – je vais t’en faire une autre que tu ne dois pas refuser: si je suis vaincue par toi, cette dame me restera; mais si je te renverse, force te sera de la prendre. Donc, voyons qui de nous deux doit en être débarrassé. Si tu perds la partie, tu devras l’accompagner partout où il lui plaira d’aller.»

«Qu’il en soit ainsi,» répondit Zerbin; et il fit aussitôt faire volte-face à son cheval pour prendre du champ. Puis se soulevant sur ses étriers, il s’affermit en selle, et pour ne point frapper à faux, il dirige sa lance droit au milieu du bouclier de la damoiselle; mais il semble qu’il heurte une montagne de fer. Quant à la guerrière, elle se borne à le toucher seulement au casque, et l’envoie étourdi hors de selle.

Zerbin ressent un vif déplaisir de sa chute; pareille chose ne lui était encore arrivée en aucune rencontre; il avait au contraire abattu mille et mille adversaires. Il en éprouve une honte ineffaçable. Longtemps il reste à terre, sans prononcer une parole. Son ennui est encore augmenté, quand il se souvient de la promesse qu’il a faite d’accompagner l’horrible vieille.

La triomphante Marphise, restée en selle, revient vers lui, et lui dit en riant: «Je te présente cette dame, et plus je considère sa grâce et sa beauté, plus je me réjouis de ce qu’elle t’appartienne. Remplace-moi donc comme son champion. Mais que le vent n’emporte pas ton serment, et n’oublie pas de lui servir de guide et d’escorte, comme tu l’as promis, partout où il lui plaira d’aller.»

Puis, sans attendre de réponse, elle pousse son destrier à travers la forêt où elle disparaît aussitôt. Zerbin, qui la prend pour un chevalier, dit à la vieille: «Fais-le-moi connaître.» Et celle-ci, qui sait qu’en lui disant la vérité, elle envenimera son dépit: «Le coup qui t’a fait vider la selle, lui dit-elle, a été porté par la main d’une jeune fille.

» Par sa vaillance, celle-ci peut disputer avec avantage l’écu et la lance à tous les chevaliers. Elle est depuis peu venue d’Orient pour se mesurer avec les paladins de France.» Zerbin éprouve de cela une telle vergogne, qu’il devient plus rouge que la garance, et qu’il est près de teindre de son propre sang les armes qu’il a sur le dos.

Il remonte à cheval, s’accusant lui-même de n’avoir pas su serrer les cuisses. La vieille sourit à part, et prend plaisir à l’exciter et à irriter son chagrin. Elle lui rappelle qu’il doit venir avec elle, et Zerbin, qui reconnaît qu’il s’y est obligé, baisse l’oreille comme un destrier dompté et las qui a le frein à la bouche et les éperons au flanc.

Et soupirant: «Hélas! – disait-il – ô fortune félone, quel échange tu te plais à faire! celle qui est la belle des belles, et qui devrait être près de moi, tu me l’as enlevée. Crois-tu que celle que tu me donnes maintenant puisse lui être comparée et m’en tenir lieu? Être privé complètement de compagne était un moindre mal qu’un échange si inégal.

» Celle qui n’a jamais eu et n’aura jamais sa pareille en beauté et en vertu gît submergée et brisée au milieu des rochers aigus, et tu l’as donnée en pâture aux poissons et aux oiseaux de mer; et celle-ci, dont les vers auraient déjà dû se repaître sous terre, tu l’as conservée dix ou vingt ans de plus que tu ne devais, pour rendre mes maux plus poignants.»

Ainsi parlait Zerbin, et il ne paraissait pas moins triste de cette nouvelle et si odieuse conquête que de la perte de sa dame. La vieille, bien qu’elle n’eût jamais plus vu Zerbin, comprit, par ce qu’il disait, que c’était lui dont Isabelle de Galice lui avait jadis parlé.