Выбрать главу

Elle se met aussitôt à l’œuvre avec toutes ses dames, toutes ses damoiselles, et, par un subtil labeur, elle fait tracer sur une soie blanche et noire une broderie d’or fin; elle en recouvre et en orne la selle et la bride du bon destrier; puis elle choisit une de ses suivantes, fille de sa nourrice Callitrésie, et confidente de tous ses secrets.

Elle lui avait raconté mille fois combien l’image de Roger était empreinte dans son cœur; elle avait exalté sa beauté, son courage, ses grâces au-dessus des dieux. Elle la fait venir près d’elle et lui dit: «Je ne puis choisir un meilleur messager pour une telle mission; car je ne connais pas d’ambassadeur plus fidèle et plus prudent que toi, ma chère Hippalque.»

La donzelle s’appelait Hippalque. Bradamante lui apprend où elle doit se rendre; elle l’informe pleinement de tout ce qu’elle aura à dire à son cher seigneur; elle lui fera ses excuses de n’être point allée elle-même au monastère; ce n’est pas qu’elle songe à renier sa promesse, mais elle en a été empêchée par la fortune plus forte que la volonté humaine.

Elle la fait monter sur une haquenée et lui met à la main la riche bride de Frontin. Elle lui dit que, s’il se trouve sur son chemin quelqu’un d’assez lâche ou d’assez insensé pour vouloir le lui enlever, elle n’a qu’à dire à qui appartient le destrier, car elle ne connaît pas de chevalier, quelque hardi qu’il soit, qui ne tremble au nom de Roger.

Elle la charge d’une foule d’autres recommandations pour Roger. Après les avoir attentivement écoutées, Hippalque se met en route sans plus de retard. Elle chevauche pendant plus de dix milles, à travers les chemins, les champs et les forêts obscures et épaisses, sans que personne vienne l’arrêter ou lui demander où elle va.

Vers le milieu du jour, sur le penchant d’une montagne, et dans un sentier étroit et malaisé, elle rencontre Rodomont, tout armé, qui suivait à pied un tout petit nain. Le Maure lève sur elle un front hautain et blasphème toute la hiérarchie des dieux, de ce qu’un si beau destrier, si bien caparaçonné, ne se trouve pas entre les mains d’un chevalier.

Il avait juré d’enlever de force le premier cheval qu’il rencontrerait sur sa route. Or celui-ci est le premier qu’il ait rencontré, et il se trouve justement qu’il n’en a jamais vu de plus beau. Mais l’enlever à une damoiselle lui semble une félonie; pourtant il brûle de l’avoir. Il hésite; il le regarde, il le contemple et s’écrie: «Ah! pourquoi son maître n’est-il pas avec lui?»

«S’il y était, – réplique Hippalque, – il te ferait peut-être changer d’idée. Ce cheval appartient à quelqu’un qui vaut mieux que toi, à un guerrier qui n’a point son pareil au monde.» «Quel est donc celui qui dépasse ainsi tous les autres en valeur?» dit le Maure. «C’est Roger» lui répond-elle. Alors Rodomont: «Je veux ce destrier, puisque c’est à Roger, à un tel champion que je le prends.

» S’il est vrai, comme tu le dis, qu’il soit si fort, et qu’il l’emporte en vaillance sur tous les autres, ce n’est pas seulement le cheval, mais la voiture que je devrai lui rendre et dont je lui payerai le prix selon sa convenance. Tu peux lui dire que je suis Rodomont, et que, s’il veut en venir aux mains avec moi, il me trouvera; partout où je vais, partout où je demeure, l’éclat de mon nom me fait assez reconnaître.

» Partout où je vais, il reste de mon passage de telles traces, que la foudre n’en laisse pas de plus grandes après elle.» Ainsi disant, il avait saisi les rênes dorées du coursier. Il saute sur son dos, et laisse Hippalque tout en larmes et défaillante de douleur. Elle menace Rodomont et lui fait honte; mais il ne l’écoute pas, et gravit la montagne.

Il suit le chemin par lequel le nain le conduit à la recherche de Mandricard et de Doralice. Hippalque le suit de loin, l’accablant de malédictions et de menaces. On verra plus loin ce qu’il advint de cela. Turpin, qui a écrit toute cette histoire, fait ici une digression pour retourner à l’endroit où le Mayençais avait été mis à mort.

La fille d’Aymon vient à peine de quitter ces lieux, que Zerbin y arrive par un autre sentier, accompagné de la méchante vieille. Il voit le corps d’un chevalier étendu au milieu du vallon et ne sait qui ce peut être. Mais, comme il est sensible et courtois, il est ému de pitié à ce triste spectacle.

Pinabel était étendu par terre, perdant son sang par tant de blessures qu’il n’y en aurait pas eu davantage si plus de cent épées se fussent réunies pour lui donner la mort. Le chevalier d’Écosse s’empresse de suivre les traces toutes fraîches, pour tâcher de savoir qui avait commis le meurtre.

Il dit à Gabrine de l’attendre et qu’il reviendra bientôt la retrouver. Celle-ci s’approche du cadavre et l’examine attentivement de tous côtés, pour voir s’il n’a pas sur lui quelque objet précieux dont il serait inutile de laisser plus longtemps un mort se parer. La vieille, parmi tous ses autres vices, était aussi avare qu’une femme peut l’être.

Si elle pouvait dissimuler le vol de pareils objets, elle enlèverait bien la riche soubreveste, ainsi que les belles armes. Mais elle doit se contenter de dérober ce qui peut facilement se cacher, et elle abandonne le reste à regret. Elle choisit, parmi les autres dépouilles, une belle ceinture, et se l’attache autour de la taille, entre ses deux jupons.

Peu après arrive Zerbin. Il a en vain suivi les pas de Bradamante, car le sentier se divise en plusieurs branches qui montent ou descendent. Le jour baisse, et il ne veut pas rester au milieu de ces rochers en pleine obscurité; suivi de la méchante vieille, il se hâte donc de s’éloigner de la funèbre vallée pour chercher un logis.

Près de deux milles plus loin, ils trouvent un grand château appelé Hauterive. Ils s’y arrêtent pour y passer la nuit, qui déjà envahissait le ciel d’un vol rapide. Ils y sont à peine installés, que de tous côtés les lamentations frappent leurs oreilles, et qu’ils voient les pleurs couler de tous les yeux, comme s’il s’agissait d’une catastrophe publique.

Zerbin en demande la cause. On lui dit qu’avis vient d’être donné au comte Anselme que son fils Pinabel a été trouvé étendu sans vie entre deux montagnes, dans un étroit sentier. Zerbin, pour éviter que les soupçons ne se portent sur lui, feint d’apprendre une chose nouvelle et baisse les yeux; mais il pense bien que le cadavre qu’il a trouvé sur sa route doit être celui de Pinabel.

Bientôt arrive le brancard funèbre, à la lueur des torches et des flambeaux. Alors les cris redoublent, les battements de mains retentissent jusqu’aux étoiles, et les larmes coulent plus abondantes des paupières. Mais, plus que tous les autres, le visage du malheureux père dénote un sombre désespoir.

Cependant on apprête de solennelles et pompeuses funérailles, selon l’usage antique que chaque génération voit peu à peu se perdre. Le châtelain fait publier un ban par lequel il promet une riche récompense à celui qui lui fera connaître le meurtrier de son fils. Ce ban interrompt un instant les lamentations du populaire.

De voix en voix, d’une oreille à l’autre, la promesse annoncée par le ban se répand dans toute la contrée. Elle parvient jusqu’à la vieille scélérate qui dépasse en férocité les tigres et les ours. Aussitôt elle saisit cette occasion de perdre Zerbin, soit pour satisfaire sa haine, soit pour montrer que tout sentiment humain est banni de son cœur,