» Je fis consciencieusement tout ce qui se pouvait faire, Dieu le sait; mais je ne pus jamais obtenir de Ginevra qu’elle prît mon duc en faveur; et cela, parce qu’elle avait appliqué toutes ses pensées, tous ses désirs, à aimer un gentil chevalier, beau et courtois, venu de lointains pays en Écosse.
» Il était venu d’Italie, avec son jeune frère, s’établir à cette cour. Il devint depuis si parfait dans le métier des armes, que la Bretagne n’avait pas de chevalier plus accompli. Le roi l’aimait et le montra effectivement en lui donnant en abondance des châteaux, des villes et des dignités qui le firent l’égal des grands barons.
» Cher au roi, plus cher encore à sa fille était ce chevalier, nommé Ariodant, parce qu’il était merveilleusement courageux, mais surtout parce qu’elle savait qu’elle en était aimée. Elle savait que ni le Vésuve, ni le volcan de Sicile, ni Troie ne brûlèrent jamais d’autant de flammes qu’Ariodant en nourrissait pour elle dans tout son cœur.
» L’amour donc qu’elle portait à ce dernier, avec un cœur sincère et une foi profonde, fit qu’en faveur du duc je fus mal écoutée, et que jamais elle ne me donna une réponse qui permît d’espérer. Bien plus, quand je priais pour lui et que je m’étudiais à l’attendrir, elle, le blâmant et le dépréciant toujours, lui devenait de plus en plus ennemie.
» Souvent j’engageai mon amant à abandonner sa vaine entreprise, l’assurant qu’il n’avait pas à espérer de changer l’esprit de Ginevra, trop occupée d’un autre amour; et je lui fis clairement connaître qu’elle était si embrasée pour Ariodant, que toute l’eau de la mer n’éteindrait pas une parcelle de son immense flamme.
» Polinesso, – c’est le nom du duc, – m’ayant entendu plusieurs fois tenir ce langage, et ayant bien vu et bien compris par lui-même que son amour était très mal accueilli, non seulement renonça à un tel amour, mais, plein de superbe, et souffrant mal de voir qu’un autre lui était préféré, changea son amour en colère et en haine.
» Et il songea à élever entre Ginevra et son amant un tel désaccord et une telle brouille, à faire naître entre eux une telle inimitié, qu’ils ne pussent plus ensuite jamais se rapprocher. Enfin, il résolut de jeter sur Ginevra une telle ignominie, que, morte ou vive, elle ne pût s’en laver. Et il se garda bien de parler à moi ni à d’autres de son inique dessein, mais il le garda pour lui seul.
» Sa résolution prise: “Ma Dalinda, – me dit-il, – c’est ainsi que je me nomme, – il faut que tu saches que, de même que de la racine d’un arbre coupé on voit souvent pousser quatre ou six rejetons, mon obstination malheureuse, bien que tranchée par des échecs successifs, ne cesse pas de germer et voudrait arriver à la satisfaction de son désir.
» ”Et je le désire non pas tant pour le plaisir même que parce que je voudrais surmonter cette épreuve; et, ne pouvant le faire en réalité, ce me sera encore une joie si je le fais en imagination. Je veux que, quand tu me reçois, alors que Ginevra est couchée nue dans son lit, tu prennes les vêtements qu’elle a coutume de porter, et que tu t’en revêtes.
» ”Étudie-toi à l’imiter dans sa manière d’orner et de disposer ses cheveux; cherche le plus que tu sauras à lui ressembler, et puis tu viendras sur le balcon jeter l’échelle. J’irai à toi, m’imaginant que tu es celle dont tu auras pris les habits. Et ainsi j’espère, me trompant moi-même, voir en peu de temps mon désir s’éteindre.”
» Ainsi dit-il. Pour moi, qui étais séparée de ma raison et loin de moi-même, il ne me vint pas à l’esprit que ce qu’il me demandait avec une persistante prière était une ruse par trop évidente. Du haut du balcon, sous les habits de Ginevra, je lui jetai l’échelle par laquelle il montait souvent, et je ne m’aperçus de la fourberie que lorsque tout le dommage en fut advenu.
» Pendant ce temps, le duc avait eu l’entretien suivant, ou à peu près, avec Ariodant: – De grands amis qu’ils étaient auparavant, ils étaient devenus ennemis à cause de leur rivalité pour Ginevra – “Je m’étonne – commença mon amant – qu’ayant, entre tous mes compagnons, toujours eu des égards et de l’amitié pour toi, tu m’en aies si mal récompensé.
» ”Je suis certain que tu sais l’amour qui existe depuis longtemps entre Ginevra et moi, et que tu connais mon espoir de l’obtenir de mon seigneur comme légitime épouse. Pourquoi viens-tu me troubler? Pourquoi t’en viens-tu, sans résultat, lui offrir ton cœur? Par Dieu! j’aurais pour toi plus d’égards, si j’étais à ta place et si tu étais à la mienne.”
» “Et moi – lui répondit Ariodant – je m’étonne bien plus encore à ton sujet, car j’en suis devenu amoureux avant que tu l’aies seulement vue. Et je sais que tu n’ignores pas combien est grand notre amour à tous deux, et qu’il ne peut être plus ardent qu’il n’est. Son intention, son seul désir est d’être ma femme, et je tiens pour certain que tu sais qu’elle ne t’aime pas.
» ”Pourquoi donc n’as-tu pas pour moi, pour notre amitié, les mêmes égards que tu prétends que je devrais avoir pour toi, et que j’aurais, en effet, si tu étais plus avant que moi dans son affection? N’espère pas davantage l’avoir pour femme, bien que tu sois le plus riche dans cette cour. Je ne suis pas moins que toi cher au roi, mais, plus que toi, je suis aimé de sa fille.”
» “Oh! – lui dit le duc – grande est l’erreur qui t’a conduit à un fol amour. Tu crois être plus aimé; je crois la même chose. Mais on peut en juger par le résultat. Dis-moi franchement ce que tu as dans le cœur, et moi, je te dirai mon secret en entier; et celui de nous qui paraîtra le moins favorisé, cédera au vainqueur et cherchera à se pourvoir ailleurs.
» ”Et je n’hésite pas à te jurer que jamais je ne dirai mot de ce que tu m’auras révélé; de même, je désire que tu me donnes ta parole que tu tiendras toujours secret ce que je t’aurai dit.” Ils en vinrent donc à un serment commun, la main posée sur les Évangiles. Et après qu’ils se furent juré de se taire, Ariodant commença le premier,
» Et dit, loyalement et droitement, comment entre Ginevra et lui les choses s’étaient passées; qu’elle lui avait juré, de vive voix et par écrit, qu’elle ne serait jamais la femme d’un autre, mais bien la sienne, et que, si le roi venait à s’y opposer, elle refuserait constamment toutes les autres propositions de mariage, et vivrait seule pendant tout le reste de ses jours;
» Et que lui, Ariodant, grâce à la valeur qu’il avait montrée à plus d’une reprise dans les combats, et qui avait tourné à la gloire, à l’honneur et au bénéfice du roi et du royaume, avait l’espoir de s’être assez avancé dans la bonne grâce de son seigneur, pour qu’il fût jugé digne par lui d’avoir sa fille pour femme, puisque cela plaisait à celle-ci.
» Puis il dit: “J’en suis à ce point, et je ne crois pas que personne ne me vienne supplanter. Je n’en cherche pas davantage, et je ne désire pas avoir de témoignage plus marquant de son amour. Et je ne voudrais plus rien, sinon ce qui par Dieu est permis en légitime mariage. Du reste, demander plus serait vain, car je sais qu’en sagesse elle surpasse tout le monde.”
» Après qu’Ariodant eut exposé avec sincérité ce qu’il attendait comme prix de ses soins, Polinesso, qui déjà s’était proposé de rendre Ginevra odieuse à son amant, commença ainsi: “Tu es de beaucoup distancé par moi, et je veux que tu l’avoues toi-même, et qu’après avoir vu la source de mon bonheur, tu confesses que moi seul suis heureux.