Je vous ai dit plus haut qu’on avait trouvé parmi les prisonniers une fille du roi de Frise, et que Birène parlait, toutes les fois qu’il en avait l’occasion, de la donner pour femme à son frère. Mais, à dire le vrai, il en était lui-même affriandé, car c’était un morceau délicat; et il eût considéré comme une sottise de se l’enlever de la bouche, pour le donner à un autre.
La damoiselle n’avait pas encore dépassé quatorze ans; elle était belle et fraîche comme une rose qui vient de sortir du bouton et s’épanouit au soleil levant. Non seulement Birène s’en amouracha, mais on ne vit jamais un feu pareil consumer les moissons mûres sur lesquelles des mains envieuses et ennemies ont porté la flamme,
Aussi vite qu’il en fut embrasé, brûlé jusqu’aux moelles, du jour où il la vit, pleurant son père mort et son beau visage tout inondé de pleurs. Et comme l’eau froide tempère celle qui bouillait auparavant sur le feu, ainsi l’ardeur qu’avait allumée Olympie, vaincue par une ardeur nouvelle, fut éteinte en lui.
Et il se sentit tellement rassasié, ou pour mieux dire tellement fatigué d’elle, qu’il pouvait à peine la voir; tandis que son appétit pour l’autre était tellement excité, qu’il en serait mort s’il avait trop tardé à l’assouvir. Pourtant, jusqu’à ce que fût arrivé le jour marqué par lui pour satisfaire son désir, il le maîtrisa de façon à paraître non pas aimer, mais adorer Olympie, et à vouloir seulement ce qui pouvait lui faire plaisir.
Et s’il caressait la jeune fille, – et il ne pouvait se tenir de la caresser plus qu’il n’aurait dû, – personne ne l’interprétait à mal, mais bien plutôt comme un témoignage de pitié et de bonté. Car relever celui que la Fortune a précipité dans l’abîme, et consoler le malheureux, n’a jamais été blâmé, mais a souvent passé pour un titre de gloire, surtout quand il s’agit d’une enfant, d’une innocente.
Ô souverain Dieu, comme les jugements humains sont parfois obscurcis par un nuage sombre! Les procédés de Birène, impies et déshonnêtes, passèrent pour de la pitié et de la bonté. Déjà les mariniers avaient pris les rames en main, et, quittant le rivage sûr, emportaient joyeux vers la Zélande, à travers les étangs aux eaux salées, le duc et ses compagnons.
Déjà ils avaient laissé derrière eux et perdu de vue les rivages de la Hollande – car, afin de ne pas aborder en Frise, ils s’étaient tenus sur la gauche, du côté de l’Écosse – lorsqu’ils furent surpris par un coup de vent qui, pendant trois jours, les fit errer en pleine mer. Le troisième jour, à l’approche du soir, ils furent poussés sur une île inculte et déserte.
Dès qu’ils se furent abrités dans une petite anse, Olympie vint à terre. Contente, heureuse et loin de tout soupçon, elle soupa en compagnie de l’infidèle Birène; puis, sous une tente qui leur avait été dressée dans un lieu agréable, elle se mit au lit avec lui. Tous leurs autres compagnons retournèrent sur le vaisseau pour s’y reposer.
La fatigue de la mer, et la peur qui l’avait tenue éveillée pendant plusieurs jours, le bonheur de se retrouver en sûreté sur le rivage, loin de toute rumeur, dans une solitude où nulle pensée, nul souci, puisqu’elle avait son amant avec elle, ne venait la tourmenter, plongèrent Olympie dans un sommeil si profond, que les ours et les loirs n’en subissent pas de plus grand.
Son infidèle amant, que la tromperie qu’il médite tient éveillé, la sent à peine endormie, qu’il sort doucement du lit, fait un paquet de ses habits et, sans plus se vêtir, abandonne la tente. Comme s’il lui était poussé des ailes, il vole vers ses gens, les réveille, et sans leur permettre de pousser un cri, leur fait gagner le large et abandonner le rivage.
Ils laissent derrière eux la plage et la malheureuse Olympie, qui dormit sans se réveiller jusqu’à ce que l’aurore eût laissé tomber de son char d’or une froide rosée sur la terre, et que les alcyons eussent pleuré sur les ondes leur antique infortune. Alors, à moitié éveillée, à moitié endormie, elle étend la main pour embrasser Birène, mais en vain.
Elle ne trouve personne. Elle retire sa main, l’avance de nouveau et ne trouve encore personne. Elle jette un bras par-ci, un bras par-là, étend les jambes l’une après l’autre sans plus de succès. La crainte chasse le sommeil; elle ouvre les yeux et regarde: elle ne voit personne. Sans réchauffer, sans couver plus longtemps la place vide, elle se jette hors du lit et sort de la tente en toute hâte.
Elle court à la mer, se déchirant la figure, désormais certaine de son malheur. Elle s’arrache les cheveux, elle se frappe le sein et regarde, à la lumière resplendissante de la lune, si elle peut apercevoir autre chose que le rivage. Elle appelle Birène, et au nom de Birène, les antres seuls répondent, émus qu’ils sont de pitié.
Sur le bord extrême du rivage, se dressait un rocher que les eaux avaient, par leurs assauts répétés, creusé et percé en forme d’arche, et qui surplombait sur la mer. Olympie y monta précipitamment, tant l’amour lui donnait de la force, et elle vit de loin s’enfuir les voiles gonflées de son perfide seigneur.
Longtemps elle les vit ou crut les voir, car l’air n’était pas encore bien clair. Toute tremblante, elle se laissa tomber, le visage plus blanc et plus froid que la neige. Mais quand elle eut la force de se relever, elle poussa de grands cris du côté de la route suivie par les navires, elle appela, aussi fort qu’elle put, répétant à plusieurs reprises le nom de son cruel époux.
Et ses pleurs et ses mains agitées en l’air suppléaient à ce que ne pouvait faire sa faible voix: «Où fuis-tu si vite, cruel! ton vaisseau n’a pas tout son chargement. Permets qu’il me reçoive aussi; cela ne peut lui peser beaucoup d’emporter mon corps, puisqu’il emporte mon âme!» Et avec ses bras, avec ses vêtements, elle fait des signaux pour que le navire retourne.
Mais les vents, qui emportaient sur la haute mer les voiles du jeune infidèle, emportaient aussi les prières et les reproches de la malheureuse Olympie, et ses cris et ses pleurs. Trois fois, odieuse à elle-même, elle s’approcha du rivage pour se précipiter dans les flots; enfin, détournant ses regards, elle retourna à l’endroit où elle avait passé la nuit.
Et la face cachée sur son lit qu’elle baignait de pleurs, elle lui disait: «Hier soir tu nous as reçus tous deux; pourquoi ne sommes-nous pas deux à nous lever aujourd’hui? Ô perfide Birène! ô jour maudit où j’ai été mise au monde! Que dois-je faire, que puis-je faire seule ici? Qui m’aidera, hélas! qui me consolera!
» Je ne vois pas un homme ici, je ne vois même rien qui puisse me donner à croire qu’il y existe un homme; je n’aperçois pas un navire sur lequel, me réfugiant, je puisse espérer m’échapper et retrouver mon chemin. Je mourrai de misère, et personne ne me fermera les yeux et ne creusera ma sépulture, à moins que je ne trouve un tombeau dans le ventre des loups qui habitent, hélas! dans ces forêts.
» Je le crains, et déjà je crois voir sortir de ces bois les ours, les lions, les tigres ou d’autres bêtes semblables que la nature a armées de dents aiguës et d’ongles pour déchirer. Mais ces bêtes cruelles pourraient-elles me donner une mort pire que celle que tu m’infliges? Je sais qu’elles se contenteront de me faire subir une seule mort, et toi, cruel, tu me fais, hélas! mourir mille fois!
» Mais je suppose encore qu’il vienne maintenant un nocher qui, par pitié, m’emmène d’ici, m’arrache aux loups, aux ours et aux lions, et me sauve de la misère et d’une mort horrible; il me portera peut-être en Hollande; mais ses forteresses et ses ports ne sont-ils pas gardés pour toi? Il me conduira sur la terre où je suis née, mais tu me l’as déjà enlevée par la fraude!