Il tenait nue à la main cette effroyable épée qui a mis à mort tant de Sarrasins. Aussi, celui qui voudrait compter le nombre de ceux qui tombent dans cette foule entreprendrait chose longue et difficile. Bientôt le sang coule le long du chemin rougi et qui peut à peine contenir tant de morts, car il n’y a ni bouclier ni casque qui puisse préserver là où l’impitoyable Durandal s’abat,
Non plus que les vêtements rembourrés de coton, ou les tissus roulés mille fois autour de la tête. Les gémissements et les plaintes s’élèvent dans les airs, en même temps que volent les bras, les épaules et les têtes coupés. La Mort cruelle erre sur le champ de bataille, sous mille formes horribles, et se dit: «Aux mains de Roland, Durandal vaut mieux que cent de mes faux.»
Un coup attend à peine l’autre. Bientôt, ils prennent tous la fuite, aussi promptement qu’ils étaient d’abord accourus, s’imaginant faire une bouchée d’un homme seul. Personne n’attend son ami pour s’ôter de la bagarre et s’éloigner avec lui. L’un fuit à pied, l’autre à grands renforts d’éperons; aucun ne s’inquiète de savoir s’il prend la bonne route.
L’Honneur se tenait près d’eux, avec le miroir qui montre les taches de l’âme. Aucun d’eux ne s’y regarda, sauf un vieillard, dont l’âge avait glacé le sang, mais non le courage. Il comprit qu’il lui valait mieux mourir que se déshonorer en prenant la fuite. Je veux parler du roi de Noricie. Il met sa lance en arrêt contre le paladin de France,
Et la rompt sur l’écu du fier comte qui n’en est pas même ébranlé. Celui-ci, qui avait justement le glaive nu, en porte au roi Manilard un coup qui devait le traverser. Mais la fortune secourable voulut que le fer cruel fût mal assuré dans la main de Roland. On ne peut pas toujours frapper juste. Cependant le coup fait vider l’arçon
Au roi qu’il laisse tout étourdi. Roland ne se retourne point pour le frapper de nouveau; il taille, tranche, fend, assomme les autres. Il semble à tous qu’ils l’ont sur les épaules. De même que par les airs, où l’espace s’ouvre devant eux, les étourneaux fuient l’audacieux émerillon, ainsi de toute cette troupe en déroute, les uns tombent, les autres fuient en se jetant la face contre terre.
L’épée sanglante ne s’arrête point que le champ de bataille ne soit vide de combattants. Roland hésite alors pour savoir de quel côté il doit continuer sa route, bien que tout le pays lui soit connu. Qu’il aille à droite ou à gauche, il ne songe qu’à chercher Angélique, et craint seulement d’aller où elle n’est pas.
Il poursuivit son chemin, s’informant souvent d’elle, marchant par les champs et par les bois, comme un homme hors de soi-même. La nuit venue, il s’écarta de la route, attiré par une lueur, qui, de loin, s’échappait des fentes d’un rocher situé au pied d’une montagne. Roland s’approcha du rocher pour voir si Angélique n’était pas venue s’y reposer.
Comme dans un bois d’humbles genévriers, ou par les chaumes de la vaste plaine, le chasseur qui poursuit le lièvre peureux, s’avance d’une marche incertaine à travers les sillons, explorant chaque buisson, chaque touffe d’herbe pour voir si la bête ne s’y est pas mise à couvert, ainsi Roland cherchait sa dame avec une grande patience, partout où l’espoir le poussait.
Le comte, se dirigeant en toute hâte vers ce rayon de lumière, arriva à un endroit où, au sortir de l’étroit défilé de la montagne, la forêt s’élargissait, et où se cachait une grotte spacieuse, devant laquelle croissaient des épines et des jeunes pousses, qui formaient comme un mur pour dérober ceux qui se trouvaient dans la grotte aux regards de quiconque aurait voulu leur nuire.
De jour on n’aurait pu la découvrir, mais de nuit, la lumière qui s’en échappait la faisait apercevoir. Roland s’imaginait bien ce que c’était. Pourtant il voulait en être plus certain; après avoir attaché Bride-d’Or en dehors, il s’approche doucement de la grotte, et écartant les rameaux touffus, il entre par l’ouverture, sans se faire annoncer.
Il descend plusieurs degrés dans cette tombe où les gens sont ensevelis vivants. La grotte, taillée au ciseau, était très spacieuse et n’était pas tout à fait privée de la lumière du jour, bien que l’entrée en laissât passer fort peu. Mais il en venait beaucoup d’une fenêtre qui s’ouvrait dans un trou du rocher à main droite.
Au milieu de la caverne, près d’un feu, était une dame à l’aspect agréable. Elle avait à peine dépassé quinze ans, comme il parut au comte au premier abord. Et elle était si belle, qu’elle changeait ce lieu sauvage en paradis, bien qu’elle eût les yeux baignés de larmes, signe manifeste d’un cœur dolent.
Près d’elle était une vieille; elles semblaient en grande contestation, comme les femmes font souvent entre elles. Mais dès que le comte fut entré, elles se turent. Roland s’empressa de les saluer d’un air courtois, ainsi qu’il faut toujours faire avec les dames. Et elles, se levant aussitôt, lui rendirent gracieusement son salut.
Il est vrai qu’elles s’effrayèrent un peu en entendant à l’improviste sa voix, et en voyant entrer, armé de toutes pièces, un homme qui paraissait si terrible. Roland demanda qui pouvait être assez discourtois, injuste, barbare et atroce, pour tenir enseveli dans cette grotte un visage si gentil et si digne d’amour.
La jeune fille lui répondit d’une voix faible et entrecoupée de profonds sanglots. Aux doux accents de sa voix, on eût dit que les perles et le corail s’échappaient de sa bouche. Les larmes descendaient sur sa gorge à travers les lis et les roses de ses joues. Mais qu’il vous plaise, seigneur, d’entendre la suite dans l’autre chant, car il est désormais temps de finir celui-ci.
Chant XIII
ARGUMENT. – Isabelle raconte à Roland ses malheurs. Surviennent les malandrins habitants de la caverne. Roland les tue tous, puis il part emmenant Isabelle. – Bradamante apprend de Mélisse que Roger est tombé au pouvoir du vieux magicien. Elle va pour le délivrer et reste prise dans son propre enchantement. – Digression élogieuse de Mélisse sur les femmes appartenant à la maison d’Este.
Ils étaient bien favorisés, les chevaliers qui vivaient à cette époque! Dans les vallons, dans les cavernes obscures et les bois sauvages, au milieu des tanières, des serpents, des ours et des lions, ils trouvaient ce qu’on aurait peine à rencontrer aujourd’hui au sein des palais superbes, à savoir des dames à la fleur de l’âge et dignes d’être qualifiées du titre de belles.
Je vous ai raconté plus haut que Roland avait trouvé dans une grotte une damoiselle, et qu’il lui avait demandé par qui elle y avait été amenée. Poursuivant le récit de cette aventure, je vous dirai qu’après s’être plusieurs fois interrompue par ses propres sanglots, elle mit le comte au courant de ses infortunes, d’une voix douce et suave, et le plus brièvement qu’elle put.
«Bien que je sois certaine, chevalier – lui dit-elle – de porter la peine de ce que je vais te dire – car je pense que cette vieille s’empressera d’en donner avis à celui qui m’a enfermée ici – je suis prête à te révéler la vérité, dût ma vie en dépendre. Quel plus grand service puis-je du reste attendre de lui, sinon qu’il lui prenne un jour fantaisie de me faire mourir?
» Je m’appelle Isabelle; je fus la fille de l’infortuné roi de Galice. Je dis bien je fus, car je ne suis plus désormais que l’enfant de la douleur, de l’affliction et de la tristesse. C’est la faute de l’amour, et je ne sais si c’est de sa perfidie que je dois me plaindre le plus, car ses doux commencements furent dissimulés sous la tromperie et sous la fraude.