Выбрать главу

Après l’avoir serré dans de nouveaux nœuds. Le géant était devenu plus doux qu’une damoiselle. Astolphe se décide a l’emmener avec lui, et à le montrer par les villas, les cités et les châteaux. Il emporte aussi le filet dont ni lime ni marteaux ne surent jamais égaler la perfection. Il en charge son prisonnier qu’il traîne en triomphe, enchaîné après lui.

Il lui donne encore à porter son casque et son écu, comme s’il eût été son valet. Puis il poursuit sa route, et partout où il passe on est plein de joie en voyant qu’on peut désormais voyager en sûreté. Astolphe s’en va jusqu’à ce qu’il arrive près des sépulcres de Memphis, de Memphis fameux par ses pyramides. La populeuse cité du Caire se voit à l’opposé.

Toute la population accourait pour voir le géant démesuré. Comment est-il possible, disait-on, que ce petit guerrier ait enchaîné ce géant? Astolphe pouvait à peine avancer, tant la foule le pressait de tous côtés. Chacun l’admirait et le comblait d’honneurs, comme un chevalier de haute valeur.

Le Caire n’était pas alors aussi grand que de notre temps, car dix-huit mille grandes rues ne peuvent contenir la population. Bien que les maisons aient trois étages, beaucoup d’habitants dorment dans les rues; le soudan habite un château d’une immense étendue, admirablement riche et beau.

Ses vassaux, au nombre de quinze mille, tous chrétiens renégats, y sont logés avec leurs femmes, leurs familles et leurs chevaux. Astolphe veut voir où et par combien d’embouchures le Nil entre dans les flots salés à Damiette. Il avait, du reste, entendu dire que quiconque passait par là était mis à mort ou pris.

En effet, sur la rive du Nil, près de l’embouchure, se tient dans une tour un brigand qui tue les paysans et les voyageurs, et, pillant tout le monde, porte ses ravages jusqu’au Caire. Personne ne peut lui résister; on raconte que c’est en vain qu’on chercherait à lui arracher la vie. Il a déjà reçu plus de cent mille blessures, et jamais on n’a pu parvenir à le tuer.

Pour voir s’il peut faire trancher le fil de sa vie par la Parque, Astolphe s’en va à la recherche d’Orrile – c’est ainsi que s’appelait le brigand – et arrive à Damiette. De là, il parvient à l’endroit où le Nil entre dans la mer, et voit, sur la rive, la grande tour où demeure la brute enchantée, née d’un lutin et d’une fée.

Il arrive au moment où une cruelle bataille se livre entre Orrile et deux guerriers. Orrile est seul, et cependant il harcèle tellement ses deux adversaires, qu’ils ont grand peine à s’en défendre. Pourtant l’un et l’autre ont par tout le monde un grand renom de vaillance. Ce sont les deux fils d’Olivier: Griffon le Blanc, et Aquilant le Noir.

Il est vrai que le mécréant était venu au combat avec un grand avantage. Il avait amené avec lui sur le terrain de la lutte une bête féroce que l’on trouve seulement dans ces contrées. Elle vit à la fois sur le rivage et au fond du fleuve. Les corps humains sont sa nourriture, et elle dévore les voyageurs imprudents et les malheureux nautoniers.

La bête gisait morte sur le sable, près du port, tuée par la main des deux frères; mais Orrile n’en est pas moins redoutable. Plusieurs fois l’un et l’autre de ses adversaires ont mis ses membres en pièces sans qu’il en soit mort. On ne pouvait pas même le tuer en le taillant en morceaux, car dès qu’on lui avait coupé une main ou une jambe, il la recollait comme si elle avait été de cire.

Tantôt Griffon lui fend la tête jusqu’aux dents, tantôt Aquilant la lui tranche jusqu’à la poitrine; il se rit toujours de leurs coups. Eux s’irritent de voir qu’ils n’obtiennent aucun résultat. Que celui qui a jamais vu l’argent fondu, nommé mercure par les alchimistes, tomber de haut et s’éparpiller, puis se réunir en une seule masse comme avant, se représente Orrile.

Si on lui coupe la tête, il se baisse et ne cesse de chercher à tâtons jusqu’à ce qu’il la retrouve. Alors, il la prend, tantôt par les cheveux, tantôt par le nez, et la fixe à son cou, je ne sais avec quels clous. Griffon parvient une fois à la saisir, et, étendant le bras, il la jette dans le fleuve, mais sans un meilleur résultat, car Orrile, qui nage comme un poisson, plonge et revient sur la rive sain et sauf avec sa tête.

Deux belles dames, richement vêtues, l’une de blanc, l’autre de noir, se tenaient sur la rive et regardaient cet âpre combat dont elles étaient cause. C’étaient les deux fées bienfaisantes qui avaient élevé les fils d’Olivier après les avoir arrachés, encore au berceau, aux griffes aiguës de deux oiseaux gigantesques,

Lesquels les avaient enlevés à Gismonda et transportés loin de leur pays natal. Mais je n’ai pas besoin de m’étendre sur ce sujet, car l’histoire est connue de tout le monde, bien que l’auteur, trompé sur le nom de leur père, l’ait confondu, je ne sais comment, avec un autre. Les deux jeunes guerriers livrent en ce moment un combat auquel les deux dames les ont poussés.

Le jour, encore haut sur les îles Fortunées, avait déjà disparu de ces climats; l’ombre empêchait de bien distinguer les objets sous la lumière incertaine et inégale de la lune, lorsque Orrile rentra dans sa tour, les deux sœurs, dont l’une est blanche et l’autre noire, ayant cru devoir suspendre la terrible bataille jusqu’à ce que le soleil eût de nouveau reparu sur l’horizon.

Astolphe, qui depuis longtemps avait reconnu Griffon et Aquilant à leurs armes et surtout à leurs coups terribles, s’empressa de les saluer avec courtoisie. Ceux-ci, reconnaissant dans le vainqueur du géant enchaîné, le chevalier du Léopard – c’est ainsi qu’à la cour on appelait le duc, – l’accueillirent avec non moins d’empressement.

Les dames conduisent alors les chevaliers se reposer dans leur palais qui était voisin. Des damoiselles, des écuyers, viennent à leur rencontre jusqu’à moitié chemin avec des torches allumées. Ils confient leurs destriers aux valets qui doivent en avoir soin, se débarrassent de leurs armes, et trouvent, au fond d’un beau jardin, une table servie, près d’une fontaine limpide et agréable.

Ils font lier le géant avec une autre énorme chaîne, à un vieil arbre au tronc rugueux et que les plus fortes secousses ne pourraient rompre. Ils le donnent à garder à dix sergents d’armes, afin qu’il ne puisse se délier pendant la nuit, ni les assaillir pendant qu’ils sont sans défiance.

Devant l’abondante et somptueuse table dont la bonne chère fut le moindre attrait, les convives causèrent la plus grande partie du temps d’Orrile et de la merveilleuse faculté qu’il avait – ce qui semble un rêve à qui y pense – de remettre en place sa tête ou ses bras gisants à terre, et de revenir au combat toujours plus féroce.

Astolphe avait déjà lu dans son livre qui enseignait à combattre les enchantements, qu’on ne pourrait ôter la vie à Orrile avant de lui avoir coupé un cheveu placé sur sa tête. Dès que ce cheveu sera enlevé ou coupé, il devra malgré lui rendre l’âme. Voilà ce que disait le livre, mais il n’apprenait pas à reconnaître ce cheveu au milieu d’une si abondante chevelure.

Astolphe ne se réjouit pas moins d’avance de la victoire que s’il la tenait déjà, car il espère, en peu de coups, arracher du mécréant le cheveu et la vie. Il se promet de récolter pour son propre compte toute la gloire d’une pareille entreprise. Il donnera la mort à Orrile, si toutefois il ne déplaît pas aux deux frères qu’il combatte à leur place.

Ceux-ci lui cèdent volontiers la besogne, convaincus qu’il y perdra sa peine. L’aurore avait déjà embrasé le ciel, lorsque Orrile descendit de sa demeure dans la plaine. Entre le duc et lui, la bataille ne tarda pas à commencer; l’un avait une massue à la main, l’autre l’épée. Astolphe attend qu’un coup sur mille enlève la vie à son adversaire.