Выбрать главу

Il fait publier, au son des trompettes, le nom du vainqueur du tournoi, et ce nom indigne se répand sur toutes les estrades et est répété dans toutes les bouches. Le roi veut qu’il chevauche à ses côtés quand le cortège retourne au palais; il lui prodigue de telles faveurs, qu’il n’aurait pas plus fait si c’eût été Hercule ou Mars.

Il lui fait donner dans le palais même un bel appartement, magnifiquement orné; enfin pour honorer aussi Origile, il met à sa disposition ses pages et ses chevaliers. Mais il est temps que je reparle de Griffon, qui, sans se douter d’une trahison de la part de son compagnon, s’était endormi et ne se réveilla que le soir.

Dès qu’il est réveillé et qu’il s’aperçoit de l’heure tardive, il sort en toute hâte de sa chambre, et court à l’endroit où il a laissé la trompeuse Origile et son prétendu frère. Il ne les trouve plus; il regarde, et ne voit plus ses armes ni ses vêtements; alors le soupçon le prend, et ce soupçon s’augmente, quand il aperçoit à la place des siens les vêtements de son compagnon.

Survient l’hôte qui l’informe que depuis longtemps déjà Martan, revêtu de l’armure blanche, est rentré dans la ville, accompagné de la dame et du reste de l’escorte. Peu à peu Griffon s’aperçoit de la trame perfide qu’Amour lui a cachée jusqu’à ce jour; à sa grande douleur, il reconnaît que Martan est l’amant d’Origile et non son frère.

Il se reproche maintenant, mais en vain, sa sottise. Après avoir appris la vérité de la bouche du pèlerin, il s’est laissé prendre aux belles paroles de celle qui l’avait déjà trahi si souvent. Il pouvait se venger, et il ne l’a pas su. Maintenant il veut punir le traître qui s’est enfui. En attendant, il est contraint, et cela lui coûtera cher, d’endosser les armes et de prendre le cheval de ce lâche.

Il eût mieux valu pour lui aller nu et sans armes, que mettre sur son dos cette cuirasse déshonorée, que passer à son bras l’écu honteux, et coiffer sa tête du casque aux insignes bafoués. Mais pour suivre l’impudente et son digne compagnon, sa raison est moins forte que sa colère. Il arrive à temps dans la ville, une heure avant la fin du jour.

Près de la porte par laquelle était rentré Griffon, s’élève, à main gauche, un splendide château, plus remarquable par ses riches appartements et ses décorations, que disposé de façon à soutenir un siège. Le roi, les seigneurs et les principaux chevaliers de Syrie, en compagnie de nobles dames, s’y livraient, sur la terrasse royale, à un somptueux et joyeux festin.

La belle terrasse se prolongeait au delà du rempart, hors de la ville, et dominait tout le château. De ce point, on découvrait au loin la vaste campagne et les diverses routes qui la sillonnaient. Lorsque Griffon, couvert des armes de l’opprobre et de la lâcheté, arriva à la porte, il fut naturellement aperçu par le roi et toute la cour.

Et comme on le prenait pour celui dont il portait les insignes, les dames et les chevaliers se mirent à rire. Le vil Martan, comme quelqu’un qui est en grande faveur, était assis auprès du roi, ayant près de lui sa digne compagne. Norandin voulut savoir d’eux quel était ce couard qui avait si peu de souci de son honneur,

Qu’après une si triste et si honteuse lâcheté, il osait se présenter de nouveau, et si effrontément, devant eux. Il disait: «Ceci me paraît chose assez nouvelle que vous, guerrier aussi digne que courageux, ayez pour compagnon un homme qui ne trouverait pas son égal en lâcheté dans tous les pays du Levant. Vous l’avez fait sans doute pour faire mieux ressortir, par la comparaison, votre grande valeur.

» Mais, je vous jure bien par les dieux éternels, que si ce n’était par égard pour vous, je lui appliquerais publiquement le traitement ignominieux que j’ai l’habitude d’appliquer à ses pareils. Je le ferais se souvenir éternellement que j’ai toujours été l’ennemi de la lâcheté. Mais qu’il sache que s’il part impuni, c’est grâce à vous qui l’avez amené ici.»

Celui qui fut un réceptacle de tous les vices répondit: «Puissant seigneur, je ne saurais dire qui il est, car je l’ai trouvé par hasard sur la route d’Antioche. Son air m’avait convaincu qu’il était digne de m’accompagner. Je ne lui ai jamais vu faire d’autre prouesse que celle par laquelle il s’est si tristement signalé aujourd’hui.

» J’en ai été si indigné, qu’il s’en est peu fallu, pour le punir de sa lâcheté, que je ne le misse hors d’état de toucher jamais lance ni épée. Mais j’ai été retenu non par pitié de lui, mais par le respect du lieu où j’étais, et par celui que je dois à Votre Majesté. Cependant, je ne veux pas qu’il puisse se vanter d’avoir été, ne fût-ce qu’un jour ou deux, mon compagnon.

» Il me semble que j’en serais moi-même méprisable, et ce serait un poids éternel qui pèserait sur mon cœur, si, pour la honte du métier des armes, je le voyais s’éloigner de nous impuni. Au lieu de le laisser partir, vous me satisferez en le faisant pendre aux créneaux. Ce sera une œuvre louable et digne de votre Seigneurie, et de nature à servir d’exemple à tous les lâches.»

Origile, sans sourciller, s’empressa d’appuyer les paroles de son Martan. «Non, – répond le roi, – son action n’est pas si grave qu’à mon avis il y aille de la tête. Je veux, pour le punir, le livrer à la population, pour qui ce sera une nouvelle fête.» Aussitôt il fait venir un de ses barons et lui dicte ses ordres.

Ce baron, après avoir pris avec lui un grand nombre d’hommes d’armes, va se poster avec eux à la porte de la ville. Là, il les place en silence, et il attend l’arrivée de Griffon. Aussitôt que ce dernier est entré, il est saisi à l’improviste entre les deux ponts, et pris sans qu’il puisse faire de résistance. Puis, après avoir été abreuvé d’outrages et d’affronts, il est enfermé dans un obscur cachot jusqu’au jour.

À peine le soleil, à la crinière dorée, eut-il quitté le sein de l’antique nourrice, et eut-il commencé à chasser l’ombre des plages Alpines et à en éclairer les sommets, que le vil Martan, craignant que Griffon ne dévoilât la vérité et ne rejetât la faute sur qui l’avait commise, prit congé du roi et se hâta de partir,

Donnant pour excuse à l’insistance du roi, qu’il n’était pas préparé à un tel spectacle. Outre le prix de sa prétendue victoire, le roi reconnaissant lui avait fait de nombreux dons. Il lui avait même remis un écrit authentique, où les éloges les plus grands lui étaient prodigués. Laissons-le aller, car je vous promets qu’il recevra une récompense selon son mérite.

Griffon, accablé d’injures, fut traîné sur la place qui se trouvait pleine de monde. On lui avait enlevé son casque et sa cuirasse, on l’avait laissé par dérision en chemise, et comme si on le conduisait à la boucherie, on l’avait mis sur un char élevé, traîné lentement par deux vaches exténuées par un long jeûne et par la fatigue.

Tout autour de l’ignoble attelage, les vieilles hideuses et les putains éhontées accouraient, guidant tour à tour la marche du cortège, et criblant le malheureux de leurs sarcasmes mordants. Les petits enfants montraient encore plus d’acharnement, car outre les paroles brutales et infamantes qu’ils lui adressaient, ils l’auraient tué à coups de pierres, si des gens plus sages ne l’avaient défendu.

Les armes qui avaient causé la méprise dont il était victime, attachées derrière le char, traînaient dans la fange, et c’était pour elles un supplice mérité. Le char s’étant arrêté devant un tribunal, Griffon s’entendit reprocher comme sienne l’ignominie d’un autre, et vit sous ses yeux le crieur public l’annoncer en tous lieux.