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Puis on l’exposa aux portes des temples, des maisons, où on ne lui épargna aucune des plus honteuses, des plus viles qualifications. Enfin la foule le conduisit hors de la ville, dont il fut banni et chassé ignominieusement au milieu des huées, car on était loin de savoir qui il était.

Sitôt qu’on lui eut délié les pieds et les mains, il saisit l’écu, il empoigna l’épée, avec laquelle il arrosa longuement la terre. Il n’avait devant lui ni lances ni épieux, car la populace insensée l’avait suivi sans armes. Je remets le reste à l’autre chant, car il est temps, seigneur, de finir celui-ci.

Chant XVIII

ARGUMENT. – Griffon recouvre l’honneur que lui avait enlevé Martan, et ce dernier est puni par Norandin. – Sansonnet et Astolphe rencontrent Marphise, et tous les trois vont à Damas pour assister à un tournoi donné en l’honneur de Griffon. Marphise reconnaît comme étant la sienne l’armure destinée à être donnée en prix au vainqueur, et la réclame. Cette réclamation trouble la fête, mais le calme ne tarde pas à renaître. L’armure est donnée d’un commun accord à Marphise, et les trois guerriers partent pour la France. – Rodomont, ayant été avisé que Doralice lui a été enlevée par Mandricard, sort de Paris pour se venger sur le ravisseur. – Les Maures cèdent à la valeur de Renaud, qui tue Dardinel. Cloridan et Médor transportent le cadavre de leur maître.

Magnanime seigneur, c’est avec raison que j’ai toujours applaudi et que j’applaudis encore à vos belles actions, bien que, par mon style grossier, dur et mal venu, je doive déflorer une grande partie de votre gloire. Mais une vertu me séduit en vous plus que toutes les autres, et c’est à celle-là surtout que j’applaudis du cœur et de la langue: c’est que si chacun trouve auprès de vous un accès facile, il n’y trouve pas cependant une trop facile créance.

Souvent je vous ai vu, prenant la défense d’un accusé absent, alléguer en sa faveur mainte excuse, ou du moins réserver votre jugement, afin qu’une fois présent il pût expliquer lui-même ses raisons, pendant que votre autre oreille était fermée à ses accusateurs. Et toujours, avant de condamner les gens, vous avez voulu les voir en face et entendre leur défense, aimant mieux différer pendant des jours, des mois, des années, que de juger d’après les accusations d’autrui.

Si Norandin avait pensé de même, il n’aurait pas agi envers Griffon comme il le fit. C’est pourquoi un éternel honneur vous attend, tandis que sa renommée est plus noire que la poix. À cause de lui, ses sujets reçurent la mort, car Griffon en dix coups de taille, et en dix coups de pointe qu’il porta dans sa fureur et sa rage de vengeance, en coucha trente auprès du char.

Les autres s’enfuient, où la terreur les chasse, de çà, de là, dans les champs et dans les chemins. Un grand nombre courent vers la ville où ils essaient d’entrer, et tombent les uns sur les autres devant la porte trop étroite. Griffon ne leur adresse ni paroles ni menaces, mais, dépouillant toute pitié, il promène son glaive dans la foule désarmée, et tire de l’insulte qu’on lui a faite une grande vengeance.

Ceux qui arrivèrent les premiers à la porte, grâce à leur promptitude à prendre la fuite, plus préoccupés de leur salut que de leurs amis, levèrent en toute hâte le pont. Le reste de la foule, la pâleur au front et les larmes aux yeux, fuyait sans tourner la tête. Dans toute la ville, ce ne fut qu’un cri, qu’un tumulte, qu’une rumeur immense.

Griffon en saisit deux des plus robustes parmi ceux qui, pour leur malheur, ont vu le pont se lever devant eux; il fait jaillir la cervelle de l’un d’eux dans les champs, en lui brisant la tête contre une pierre; il prend l’autre par la poitrine, et le lance au milieu de la ville, par-dessus les murs. Un frisson glacial parcourt les os des paisibles bourgeois, quand ils voient cet homme leur tomber du ciel.

Beaucoup craignent que le terrible Griffon ne saute lui-même par-dessus les remparts. Il n’y aurait pas eu plus de confusion, si le soudan eût livré l’assaut à Damas. Le bruit des armes, les gens qui courent affolés, le cri des muezzins poussé du haut des minarets, le son des tambours et des trompettes, produit un vacarme assourdissant et dont le ciel paraît retentir.

Mais je veux remettre à une autre fois le récit de ce qui advint ensuite. Il me convient, pour le moment, de suivre le bon roi Charles allant en toute hâte au-devant de Rodomont qui massacre ses sujets. Je vous ai dit que le roi était accompagné du grand Danois, de Naymes, d’Olivier, d’Avin, d’Avolio, d’Othon et de Bérenger.

La cuirasse d’écailles dont le Maure cruel avait la poitrine couverte, eut à soutenir à la fois le choc de huit lances, choc que la force de huit guerriers semblables rendait terrible. De même que le navire se redresse, lorsque le pilote fait déployer les voiles au souffle naissant du vent d’ouest, ainsi Rodomont se relève sous des coups qui auraient terrassé une montagne.

Guy, Régnier, Richard, Salamon, le traître Ganelon, le fidèle Turpin, Angiolier, Angelin, Huguet, Ivon, Marc et Mathieu de la plaine Saint-Michel, et les huit autres dont j’ai fait mention plus haut, entourent le cruel Sarrasin. À eux se sont joints Ariman et Odoard d’Angleterre, entrés auparavant dans la ville.

Les hautes murailles d’une forteresse solidement assise sur un rocher des Alpes ne sont pas plus ébranlées, quand le vent du Nord ou du Sud entraîne du haut de la montagne les frênes et les sapins déracinés, que ne le fut l’orgueilleux Sarrasin, au cœur plein de dédain et altéré de sang. De même que le tonnerre suit de près la foudre, sa vengeance impitoyable suit de près sa colère.

Il frappe à la tête celui qui est le plus près de lui: c’est le malheureux Huguet de Dordogne. Il le jette à terre, la tête fendue jusqu’aux dents, bien que le casque soit de bonne trempe. Au même moment il reçoit sur tout le corps une multitude de coups; mais ils ne lui font pas plus d’effet qu’une aiguille sur une enclume, tellement sont dures les écailles de dragon qui forment sa cuirasse.

Les remparts et la ville sont tout à fait abandonnés, car Charles a fait prévenir tous ses gens de se rendre sur la place où l’on a plus besoin d’eux. La foule, qui reconnaît que la fuite lui servirait à peu de chose, accourt, par toutes les rues, sur la place. La présence du roi ranime tellement les cœurs, que chacun reprend courage et saisit une arme.

Lorsque, pour servir aux jeux de la populace, on a renfermé un taureau indompté dans la cage d’une vieille lionne habituée à ce genre de combat, les lionceaux, effrayés par les mugissements de l’animal hautain, et par ses grandes cornes qu’ils n’ont jamais vues, se tiennent tout tremblants dans un coin.

Mais aussitôt que leur mère s’est lancée furieuse sur la bête, et lui a planté ses dents féroces dans l’oreille, avides, eux aussi, de plonger leurs mâchoires dans le sang, ils lui viennent ardemment en aide. L’un mord le taureau à l’échine, l’autre au flanc. Ainsi font tous ces gens contre le païen. Des toits et des fenêtres, pleut sur lui une nuée de flèches et de traits.

La presse des cavaliers et des gens à pied est si grande, qu’à peine la place peut les contenir. La foule qui débouche par chaque rue, croît de minute en minute, aussi épaisse qu’un essaim d’abeilles. Quand bien même elle aurait été réunie en un seul groupe, nue et désarmée, et plus facile à tailler que des raves et des choux, Rodomont n’aurait pu la détruire en vingt jours.

Le païen ne sait comment en venir à bout. C’est à peine si dix mille morts et plus, dont le sang rougit la terre, ont diminué la foule dont le flot grossit sans cesse. Il comprend enfin que, s’il ne s’en va pas pendant qu’il est encore plein de vigueur et sans blessure, un moment viendra où il voudra en vain s’en aller.