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Ils vinrent également assiéger la capitale qui était fortifiée; les habitants furent obligés de se tenir nuit et jour sous les armes et dans des alarmes perpétuelles. Tous avaient abandonné les campagnes. Enfin, pour trouver remède à leurs maux, ils allèrent consulter l’oracle. Celui-ci répondit:

Qu’il leur fallait trouver une jeune fille qui n’eût pas sa pareille en beauté, et qu’ils devaient l’offrir sur le rivage à Protée, en échange de celle qu’on avait fait mourir. Si elle lui semblait suffisamment belle, il s’en contenterait et ne reviendrait plus les troubler; mais, s’il ne s’en contentait pas, il faudrait lui en présenter tour à tour une nouvelle, jusqu’à ce qu’il fût satisfait.

C’est ainsi que commença une dure condition pour celles qui étaient les plus jolies, car chaque jour une d’elles était offerte à Protée, jusqu’à ce qu’il en eût trouvé une qui lui plût. La première et toutes les autres reçurent la mort, dévorées par une orque qui resta à demeure fixe sur le rivage, après que tout le reste du farouche troupeau se fut retiré.

Que l’histoire de Protée fût vraie ou fausse, je ne sais qui pourrait me l’affirmer; toujours est-il que cette ancienne loi, si barbare envers les femmes, se perpétua sur cette île dans toute sa rigueur. Chaque jour, une orque monstrueuse vient sur le rivage et se nourrit de leur chair. Si naître femme est, dans tout pays, un malheur, c’en était là un bien plus grand.

Malheureuses les jeunes filles, que leur mauvaise fortune poussait sur ce rivage funeste! Les habitants se tenaient sur le bord de la mer, prêts à faire des étrangères un impitoyable holocauste; car, plus on mettait d’étrangères à mort, moins le nombre de leurs jeunes filles diminuait. Mais, comme le vent ne leur amenait pas chaque jour une proie, ils allaient en chercher sur tous les rivages.

Ils parcouraient la mer sur des fustes, des brigantins et autres légers navires, cherchant au loin et dans leur voisinage un soulagement à leur martyre. Ils avaient pris de nombreuses femmes par force, par rapine, quelques-unes par ruse, d’autres à prix d’or, toutes provenant de régions diverses. Et ils en avaient rempli leurs tours et leurs prisons.

Une de leurs fustes étant venue à passer devant le rivage solitaire où, parmi les ronces et les herbes, dormait l’infortunée Angélique, quelques-uns des rameurs descendirent à terre pour en rapporter du bois et de l’eau, et ils trouvèrent cette fleur de grâce et de beauté endormie dans les bras du saint ermite.

Ô trop chère et trop précieuse proie pour des gens si barbares et si grossiers! ô Fortune cruelle, qui pourra croire que ta puissance sur les choses humaines aille jusqu’à te permettre de livrer en pâture à un monstre la grande beauté qui, dans l’Inde, fit accourir le roi Agrican des confins du Caucase jusqu’au milieu de la Scythie, où il trouva la mort!

La grande beauté pour laquelle Sacripant exposa son honneur et son beau royaume; la grande beauté qui ternit l’éclatante renommée et la haute intelligence du puissant seigneur d’Anglante; la grande beauté qui bouleversa tout le Levant et l’apaisa d’un signe, est maintenant si délaissée, qu’elle n’a personne qui puisse l’aider même d’une parole.

La belle dame, plongée dans un profond sommeil, fut enchaînée avant qu’elle se fût réveillée. On la porta, ainsi que l’ermite enchanteur, dans la fuste remplie d’une troupe affligée et chagrine. La voile, déployée au haut du mât, ramena le navire à l’île funeste où l’on enferma la dame dans une dure prison, jusqu’au jour où le sort l’aurait désignée.

Mais elle était si belle, qu’elle émut de pitié ce peuple cruel. Pendant plusieurs jours ils différèrent sa mort, la réservant pour un plus pressant besoin; et tant qu’ils purent trouver au dehors quelque autre jeune fille, ils épargnèrent cette angélique beauté. Enfin elle fut conduite au monstre, toute la population pleurant derrière elle.

Qui racontera ses angoisses, ses pleurs, ses cris et les reproches qu’elle envoie jusqu’au ciel? Je m’étonne que le rivage ne se soit pas entr’ouvert quand elle fut placée sur la froide pierre, où, couverte de chaînes, privée de tout secours, elle attendait une mort affreuse, horrible. Je n’entreprendrai pas de le dire, car la douleur m’émeut tellement, qu’elle me force à tourner mes rimes ailleurs,

Et à trouver des vers moins lugubres, jusqu’à ce que mon esprit se soit reposé. Les pâles couleuvres, le tigre aveuglé par la rage qui le consume, et tous les reptiles venimeux qui courent sur le sable brûlant des rivages de l’Atlas, n’auraient pu voir, ni s’imaginer, sans en avoir le cœur attendri, Angélique liée à l’écueil nu.

Oh! si son Roland l’avait su, lui qui était allé à Paris pour la retrouver! S’ils l’avaient su, les deux chevaliers que trompa le rusé vieillard, grâce au messager venu des rives infernales! À travers mille morts, pour lui porter secours, ils auraient cherché ses traces angéliques. Mais que feraient-ils, même s’ils le savaient, étant si loin!

Cependant Paris, assiégé par le fameux fils du roi Trojan, était arrivé à une extrémité si grande, qu’un jour il faillit tomber aux mains de l’ennemi. Et si le ciel, touché par les prières des assiégés, n’avait pas inondé la plaine d’une pluie épaisse, le saint Empire et le grand nom de France succombaient ce jour-là sous la lance africaine.

Le souverain Créateur abaissa ses regards à la juste plainte du vieux Charles, et, par une pluie soudaine, il éteignit l’incendie qu’aucune force humaine n’aurait pu, ni su conjurer sans doute. Sage est celui qui se tourne toujours vers Dieu, car personne ne peut mieux lui venir en aide. Le pieux roi vit bien qu’il devait son salut à l’assistance divine.

La nuit, Roland confie à sa couche solitaire ses tumultueuses pensées. Il les porte tantôt ici, tantôt là, ou bien il les rassemble sur un seul point, sans pouvoir les fixer jamais. Ainsi la lumière tremblante de l’eau claire frappée par le soleil ou les rayons de la lune, court le long des toits avec un continuel scintillement, à droite, à gauche, en bas, en haut.

Sa dame qui lui revient à l’esprit – elle n’en était à vrai dire jamais sortie – lui rallume dans le cœur, et rend plus ardente la flamme qui, pendant le jour, semble assoupie. Elle était venue avec lui des confins du Cathay jusqu’en Occident, et là, il l’avait perdue, et il n’avait plus retrouvé trace d’elle, depuis la défaite de Charles à Bordeaux.

De cela, Roland avait grande douleur; il se rappelait en vain à lui-même sa propre faiblesse: «Ô mon cœur – disait-il – comme je me suis conduit lâchement à ton égard! Hélas! combien il m’est cruel de penser que, pouvant t’avoir près de moi nuit et jour, puisque ta bonté ne me refusait pas cette faveur, je t’ai laissé remettre aux mains de Naymes, et que je n’ai pas su m’opposer à une telle injure!

» Combien de raisons n’aurais-je pas eues pour excuser ma hardiesse! Charles ne m’en aurait peut-être pas blâmé, ou, s’il m’avait blâmé, qui aurait pu me contraindre? Quel est celui qui aurait voulu t’enlever à moi malgré moi? Ne pouvais-je pas plutôt recourir aux armes, me laisser plutôt arracher le cœur de la poitrine? Mais ni Charles, ni toute son armée n’auraient pas été assez puissants pour t’enlever à moi de force.

» Si du moins, je l’avais placée sons bonne garde, à Paris ou dans quelque château fort! Qu’on l’ait donnée à Naymes, voilà ce qui me désole, car c’est ainsi que je l’ai perdue. Qui mieux que moi l’aurait gardée? Personne; car je devais me faire tuer pour elle, et la défendre plus que mon cœur, plus que mes yeux. Je devais et je pouvais le faire, et pourtant je ne l’ai pas fait.