Cette demeure était enchantée de telle sorte qu’ils ne pouvaient se reconnaître entre eux. Ni le jour ni la nuit, ils ne quittaient l’épée, le haubert ou l’écu. Leurs chevaux, la selle sur le dos, le mors suspendu à l’arçon, mangeaient dans une écurie, située près de l’entrée, et constamment fournie d’orge et de paille.
Atlante ne saurait et ne pourrait empêcher les guerriers de remonter en selle pour courir derrière les joues vermeilles, les cheveux d’or et les beaux yeux noirs de la donzelle qui fuit sur sa jument qu’elle talonne. Elle voit avec déplaisir les trois amants réunis, car elle les aurait peut-être choisis l’un après l’autre.
Quand elle les eut assez éloignés du palais pour ne plus craindre que l’enchanteur maudit pût exercer sur eux son pouvoir pernicieux, elle porta à ses lèvres de rose l’anneau qui lui avait fait éviter plus d’un danger. Soudain, elle disparut à leurs yeux, les laissant comme insensés et stupéfaits.
Son premier projet était de prendre avec elle Roland ou Sacripant qui l’aurait accompagnée dans son retour au royaume de Galafron, dans l’extrême Orient; mais soudain il lui vint un profond dédain pour tous les deux. Changeant en un instant de résolution, elle ne voulut rien devoir ni à l’autre, et pensa que son anneau lui suffirait pour les remplacer.
Les trois guerriers bafoués portent leurs regards stupéfaits d’un côté et d’autre à travers le bois. Tel le chien qui a perdu la trace du lièvre ou du renard qu’il chassait et qui s’est dérobé à l’improviste dans un terrier étroit, dans un épais taillis ou dans quelque fossé. La dédaigneuse Angélique se rit d’eux, car elle est invisible, et elle observe leurs mouvements.
Au milieu du bois se montre un seul chemin. Les chevaliers croient que la donzelle s’en va par là devant eux, car il est impossible de sortir d’un autre côté. Roland y court, Ferragus le suit, et Sacripant n’est pas moins prompt à donner de l’éperon. Angélique relient la bride à sa bête et derrière eux s’avance paisiblement.
Lorsqu’ils furent arrivés, tout courant, à l’endroit où le sentier se perdait dans la forêt, les chevaliers commencèrent à regarder dans l’herbe s’ils ne trouveraient pas quelques traces. Ferragus, qui parmi les plus hautains aurait pu avoir la couronne, se tourna vers les deux autres d’un air farouche, et leur cria: «D’où venez-vous?
» Retournez en arrière, ou prenez une autre voie, si vous ne voulez pas rester morts ici. Sachez que je ne souffre pas de compagnon quand il s’agit d’aimer ou de suivre ma dame.» Roland dit au Circassien: «Celui-ci pourrait-il s’exprimer autrement, s’il nous avait rencontrés tous les deux parmi les plus viles et les plus timides putains qui aient jamais tiré la laine des quenouilles?»
Puis, tourné vers Ferragus, il dit: «Brute, si je ne tenais compte que tu es sans casque, je t’apprendrais sans retard à connaître si ce que tu as dit est bien ou mal.» L’Espagnol répondit: «Pourquoi t’inquiètes-tu de ce qui m’est à moi fort indifférent? Moi seul, contre vous deux, je suis bon pour soutenir ce que j’ai dit, bien que je sois sans casque.»
«Ah! – dit Roland au roi de Circassie – rends-moi le service de lui prêter ton casque, afin que je le guérisse de sa folie, car je n’en ai jamais vu de semblable à la sienne.» Le roi répondit: «Qui serait le plus fou de nous trois? Si cette proposition te paraît honnête, prête-lui le tien; je ne serai pas moins capable que toi peut-être de corriger un fou.»
Ferragus reprit: «C’est vous qui êtes des imbéciles; s’il m’eût convenu de porter un casque, vous n’auriez déjà plus les vôtres, car je vous les aurais enlevés malgré vous. Mais pour vous raconter en partie mes affaires, sachez que je vais sans casque, et que j’irai de la sorte, jusqu’à ce que j’aie celui que porte sur sa tête le paladin Roland.»
«Donc – répondit en souriant le comte – tu penses pouvoir faire, tête nue, à Roland, ce que celui-ci fit jadis dans Aspromonte au fils d’Agolant? Je crois, au contraire, moi, que si tu le voyais face à face, tu tremblerais de la tête aux pieds. Loin de songer à vouloir son casque, tu lui donnerais de toi-même les autres armes dont tu es revêtu.»
L’Espagnol vantard dit: «Déjà plusieurs fois, j’ai tenu Roland tellement serré, que j’aurais pu facilement lui enlever toutes les armes qu’il avait sur le dos, et non pas seulement son casque. Si je ne l’ai pas fait, c’est qu’alors je n’avais pas formé le dessein que j’ai depuis conçu; maintenant je l’ai résolu, et j’espère pouvoir l’accomplir sans peine.»
Roland ne put se contenir plus longtemps; il cria: «Menteur, brute de païen, en quel pays, à quel moment m’as-tu tenu en ton pouvoir, les armes à la main? Ce paladin que tu vas te vantant d’avoir vaincu, c’est moi. Tu pensais qu’il était loin. Or, voyons si tu pourras m’enlever le casque, ou si je suis bon pour t’enlever à toi-même tes autres armes?
» Je ne veux pas conserver sur toi le moindre avantage.» Ainsi disant, il délace son casque et le suspend à une branche de hêtre. En même temps, il tire Durandal. Ferragus, sans perdre le moins du monde courage, tire son épée et se met en position, de manière à pouvoir avec elle et avec son écu levé, couvrir sa tête nue.
Les deux guerriers commencèrent par faire décrire un cercle à leurs chevaux, tentant avec le fer le défaut de leurs cuirasses. Il n’y avait pas dans le monde entier un autre couple qu’on eût pu comparer à celui-là. Égaux en force et en vaillance, ils ne pouvaient se blesser ni l’un ni l’autre.
Car vous avez déjà entendu dire, mon seigneur, que Ferragus était invulnérable sur tout le corps, excepté à l’endroit où l’enfant prend sa première nourriture, alors qu’il est encore dans le ventre de sa mère. Jusqu’au jour où la pierre sombre du tombeau lui recouvrit la face, il porta sur cette partie, où il était accessible, sept plaques d’acier de la meilleure trempe.
Le prince d’Anglante était également invulnérable sur tout le corps, hors une partie. Il pouvait être blessé sous la plante des pieds; mais il la garantissait avec beaucoup de soin et d’art. Le reste de son corps était plus dur que le diamant, si la renommée nous a rapporté la vérité. L’un et l’autre, à la poursuite de leurs entreprises, allaient tout armés, plutôt comme ornement que par besoin.
La bataille devient cruelle, âpre, terrible à voir et pleine d’épouvante. Ferragus, soit qu’il frappe de la pointe ou de la taille, ne porte pas une botte qui ne tombe en plein. Chaque coup de Roland ouvre, rompt ou brise une plaque ou une maille. Angélique, invisible, assiste seule à un pareil spectacle.
Pendant ce temps, en effet, le roi de Circassie, pensant qu’Angélique courait non loin en avant, et voyant Ferragus et Roland aux prises, avait pris le chemin par lequel il croyait que la donzelle s’était échappée quand elle avait disparu à leurs yeux. C’est ainsi que la fille de Galafron fut seule témoin de cette bataille.
Après qu’elle l’eut contemplée quelque temps, saisie d’horreur et d’épouvante, le résultat lui en parut aussi dangereux pour elle d’un côté comme de l’autre. Une nouvelle pensée lui vient alors à l’esprit; elle se décide à enlever le casque pour voir ce que feront les deux guerriers quand ils s’apercevront qu’il a été enlevé; elle a toutefois la pensée de ne pas le garder longtemps.