Lorsque Origile entend cette voix pleine de colère, elle veut faire tourner bride à son palefroi pour fuir. Mais Aquilant, plus prompt qu’elle, l’arrête, qu’elle le veuille ou non. Martan, devant l’air menaçant et terrible du chevalier qui lui est apparu ainsi à l’improviste, pâlit et tremble comme la feuille au vent, et ne sait que faire et que répondre.
Aquilant crie et fulmine toujours; il lui pose l’épée droit sur la gorge, en jurant qu’il leur coupera la tête, à Origile et à lui, s’ils ne lui disent pas immédiatement toute la vérité. Le malencontreux Martan balbutie un moment, et cherche à part lui un moyen d’atténuer son crime; puis il commence:
«Tu sauras, seigneur, que celle-ci est ma sœur, et qu’elle est née d’une famille honnête et vertueuse, bien que Griffon l’ait jetée dans une voie d’opprobre et de déshonneur. Ne pouvant supporter une telle honte, et ne me sentant pas la force de l’enlever à un si grand chevalier, je résolus de l’avoir par ruse ou par finesse.
» Je m’entendis avec elle, qui désirait revenir à une vie plus louable, et nous convînmes qu’elle profiterait du sommeil de Griffon pour s’échapper sans bruit; ainsi elle fit, et pour qu’il ne pût nous poursuivre et faire échouer nos projets, nous le laissâmes désarmé et à pied. Nous sommes venus ici, comme tu vois.»
Martan aurait pu voir réussir sa suprême fourberie, et faire croire facilement qu’il disait la vérité en ce qui concernait la façon dont il avait enlevé les armes et le destrier de Griffon. Mais il voulut aller trop loin, et c’est alors que le mensonge devint évident. Tout le reste aurait pu passer, s’il n’avait pas dit que la femme qui l’accompagnait était sa sœur.
Mais Aquilant avait entendu dire à Antioche, par un grand nombre de personnes, qu’elle était sa concubine. Aussi, enflammé de colère, il s’écrie: «Infâme voleur, tu en as menti!» Et il lui assène en plein visage un tel coup de poing, qu’il lui casse deux dents. Puis, sans plus d’explication, il lui lie les deux bras derrière le dos avec une corde.
Il en fait autant à Origile, malgré tout ce qu’elle peut dire pour s’excuser. Aquilant les emmène ainsi par les châteaux et les villages jusqu’à Damas. Il les traînera pendant mille milles et plus, s’il le faut, sans égards pour leurs souffrances et leurs gémissements, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son frère, qui disposera d’eux à sa guise.
Aquilant fait aussi revenir avec lui leurs écuyers et leurs bagages, et ils arrivent tous à Damas. Là, le nom de Griffon retentit par toute la ville. Petits et grands, chacun sait maintenant que c’est lui qui a si bien combattu dans le tournoi, et que la gloire lui en a été ravie par la trahison de son compagnon.
La population tout entière, qui reconnaît le vil Martan, le montre du doigt: «N’est-ce pas là – disait-on – n’est-ce pas ce ribaud qui s’attribue les exploits d’un autre, et couvre de son infamie et de son opprobre celui dont la valeur n’avait mérité que des éloges? N’est-ce pas là l’ingrate femme qui trahit les vaillants en faveur des lâches?»
D’autres disaient: «Comme ils sont bien ensemble! tous deux sont de même race et marqués au même coin.» Les uns les couvrent d’imprécations; les autres les suivent en criant: «Qu’on les pende, qu’on les brûle, qu’on les écartèle, qu’on les assomme!» On se bouscule pour les voir, on se presse pour se trouver sur leur passage dans les rues et sur les places. La nouvelle de leur capture est apportée au roi, qui en témoigne plus de plaisir que si on lui eût donné un second royaume.
Sans avoir beaucoup d’écuyers qui le précèdent ou qui le suivent, il vient en toute hâte, comme il se trouve, au-devant d’Aquilant qui avait vengé son cher Griffon; il lui fait l’accueil le plus gracieux et le plus honorable, et l’emmène avec lui au palais, après avoir, avec son consentement, fait jeter les deux prisonniers au fond d’une tour.
Puis ils vont ensemble dans l’appartement où Griffon n’avait pas encore pu bouger de son lit, depuis qu’il avait été blessé. Celui-ci rougit en voyant son frère, car il pense bien qu’il a appris sa mésaventure. Aquilant le plaisante un peu à ce sujet, puis on s’occupe de la juste punition à infliger aux deux misérables ainsi providentiellement tombés entre les mains de leurs adversaires.
Aquilant veut, le roi veut qu’ils souffrent mille supplices. Mais Griffon, qui n’ose parler en faveur d’Origile seule, désire qu’on pardonne à l’un et à l’autre. Il expose longuement et très adroitement ses raisons, que ses deux interlocuteurs réfutent avec vivacité. Enfin on décide que Martan sera remis aux mains du bourreau qui le fouettera, sans pourtant que mort s’ensuive.
Le lendemain matin, on le charge de liens qui ne sont ni de fleurs ni de feuillage, et on le fouette par toutes les rues de la ville. Quant à Origile, on la garde prisonnière jusqu’au retour de la belle Lucine, qui se prononcera, dans sa sagesse, sur la peine légère ou rude qui doit lui être appliquée. Aquilant reste à Damas, où il attend dans les fêtes que son frère ait recouvré la santé et puisse reprendre ses armes.
Cependant le roi Norandin, qui depuis son erreur funeste, était devenu sage et prudent, ne pouvait se consoler d’avoir outragé un chevalier si digne de récompense et d’honneur. Plein de douleur et de repentir, il songeait nuit et jour à lui être agréable.
Il résolut de lui rendre le prix qui lui avait été si traîtreusement ravi, et cela, en présence de toute la population témoin de l’injure, et avec toute la pompe qu’un roi pouvait déployer en l’honneur d’un chevalier accompli. Dans ce but, il fit annoncer par tout le pays qu’il donnerait une autre joute dans le délai d’un mois.
Les préparatifs en furent si royalement faits, que la Renommée, sur ses ailes agiles, en porta la nouvelle dans toute la Syrie et jusqu’en Phénicie et en Palestine, où elle vint aux oreilles d’Astolphe, lequel décida, avec le vice-roi de ce dernier pays, que le tournoi n’aurait pas lieu sans eux.
L’histoire donne Sansonnet comme un guerrier valeureux. Roland lui donna le baptême et Charles – ainsi que je l’ai déjà dit – lui confia le gouvernement de la Terre Sainte. Astolphe et lui partirent avec leurs équipages pour se trouver à la joute qui s’apprêtait à Damas, ainsi que la Renommée le chantait de façon à en emplir toutes les oreilles aux environs.
Ils chevauchaient à petites journées, lentement et sans se presser, afin d’arriver frais et dispos à Damas pour le jour du tournoi, lorsqu’ils rencontrèrent, au croisement de deux routes, un voyageur dont les vêtements et la démarche semblaient indiquer un chevalier. C’était cependant une femme, mais fière et intrépide dans les batailles.
La jouvencelle se nommait Marphise. Sa valeur était telle que, l’épée en main, elle avait plus d’une fois fait couler la sueur du front du redoutable sire de Brava, et du sire de Montauban. Nuit et jour armée, elle allait çà et là, cherchant à travers les monts et les plaines des chevaliers errants à combattre, et à acquérir une gloire immortelle.
En voyant Astolphe et Sansonnet qui venaient à sa rencontre couverts de leurs armes, et qui tous deux étaient grands et vigoureux, elle comprit qu’elle avait affaire à des guerriers de mérite. Dans son désir d’éprouver leur vaillance, elle avait déjà éperonné son destrier et s’apprêtait à les défier, lorsque arrivée plus près d’eux, et les ayant regardés plus attentivement, elle reconnaît le duc paladin.