Les nuées étendent un voile ténébreux qui ne laisse apercevoir ni le soleil ni les étoiles. La mer mugit sous le navire; le ciel rugit sur sa tête. Le vent souffle de toutes parts, et une horrible tempête de pluie, mêlée de grêle, fouette les malheureux navigateurs. La nuit vient et s’étend sur une mer formidable et de plus en plus irritée.
Les navigateurs déploient toutes les ressources de l’art où ils sont passés maîtres. L’un court en soufflant dans un sifflet, et indique à l’équipage les manœuvres à exécuter; l’autre prépare l’ancre de salut; d’autres amènent les câbles ou veillent aux écoutes; celui-ci tient la barre, celui-là assure le mât; cet autre se hâte de débarrasser le pont.
L’ouragan s’accroît encore durant la nuit plus noire et plus obscure que l’enfer. Le patron maintient le gouvernail droit en pleine mer, où il pense que les vagues sont moins fortes. Il tourne sans cesse sa proue à l’encontre des lames et du vent furieux, dans l’espoir qu’avec le jour la fortune finira par s’apaiser ou deviendra plus clémente.
Mais, loin de s’apaiser, elle montre, le jour venu, plus de fureur encore, si toutefois on peut appeler cela le jour, car ce n’est qu’en regardant l’heure qu’on peut reconnaître qu’il est arrivé, et non à la lumière qu’il répand. Le patron découragé s’abandonne au vent, avec plus de crainte que d’espoir. Il tourne l’arrière aux vagues, déploie les voiles basses, et se laisse emporter par la mer cruelle.
Pendant que la fortune éprouve ceux qui sont en mer, elle ne laisse pas davantage en repos ceux qui sont sur la terre ferme, je veux parler de ceux qui sont en France, où le peuple d’Angleterre s’entre-déchire avec les Sarrasins. Là Renaud attaque, entr’ouvre et disperse les bataillons ennemis, et renverse les bannières. J’ai déjà dit qu’il avait poussé son destrier Bayard contre le vaillant Dardinel.
À la vue des orgueilleux insignes gravés sur les armes du fils d’Almonte, Renaud estime qu’il a à faire à un vaillant et brave guerrier, puisqu’il ne craint pas de prendre les mêmes insignes que le comte. Il approche, et voyant Dardinel entouré d’une montagne de cadavres, cela lui semble encore plus vrai. «Mieux vaut – s’écrie-t-il – arracher le mal dans son germe, que de le laisser devenir plus grand.»
Partout où se montre le paladin, chacun s’écarte et lui livre une large voie. Les fidèles se tiennent à l’écart, aussi bien que les Sarrasins, tellement la fameuse épée sait se faire respecter. Renaud ne voit plus devant lui que le malheureux Dardinel, et pousse droit à lui. Il lui crie: «Enfant, celui qui t’a légué cet écu, t’a fait un présent dangereux.
» Je viens à toi pour voir, si tu oses toutefois m’attendre, comment tu sauras défendre les quatre quartiers rouges et blancs, car si tu ne peux pas les défendre aujourd’hui contre moi, tu le pourras encore moins contre Roland.» Dardinel lui répond: «Apprends que si je porte cet écu, je sais aussi le défendre, et que les couleurs blanches et rouges, que je tiens de mon père, peuvent m’acquérir plus de gloire que m’attirer de dangers.
» Parce que je suis jeune, ne crois pas que tu me feras reculer, ou que je te céderai mon écu. Tu m’enlèveras la vie, si tu veux me prendre mes armes. Mais j’espère, avec l’aide de Dieu, que c’est le contraire qui arrivera. Quoi qu’il advienne, personne ne pourra dire que j’aie jamais forligné ma race.» Ce disant, il fond, l’épée à la main, sur le chevalier de Montauban.
Un frisson de terreur glace le sang des Africains jusqu’au fond du cœur, quand ils voient Renaud, plein de rage, se précipiter à la rencontre de leur prince, comme un lion qui a aperçu dans la prairie un jeune taureau encore insensible à l’amour. C’est le Sarrasin qui porte le premier coup, mais il frappe en vain sur le casque de Mambrin.
Renaud sourit et dit: «Je veux te faire voir que je sais mieux que toi trouver le point vulnérable.» Il donne de l’éperon tout en retenant la bride à son destrier, et assène à son adversaire un tel coup de pointe en pleine poitrine, que l’épée reparaît derrière les reins. Il la retire, et l’âme s’échappe avec le sang. Le corps tombe de selle, froid et exsangue.
Comme la fleur pourprée qui languit et meurt quand la charrue l’a coupée sur son passage, ou comme le pavot des jardins, qui, surchargé de rosée, penche la tête, ainsi, la face décolorée, Dardinel tombe et perd la vie. Il meurt, et avec lui s’éteignent l’ardeur et le courage de tous les siens.
De même que les eaux, un instant contenues par l’art de l’homme, lorsqu’elles viennent à rompre leur digue, tombent et se répandent de toutes parts avec un grand fracas, ainsi les Africains, qui ont tenu bon tout le temps que Dardinel leur a inspiré du courage, s’en vont débandés de côté et d’autre, maintenant qu’ils l’ont vu désarçonné et mort.
Renaud laisse échapper ceux qui veulent fuir, ne s’occupant que de ceux qui essayent de résister. Partout où passe Ariodant, qui suit de près Renaud, tout tombe. Lionel et Zerbin renversent tout autour d’eux, et font de grandes prouesses. Quant à Charles, il fait son devoir, ainsi qu’Olivier, Turpin, Guy, Salamon et Ogier.
Dans cette journée les Maures furent en si grand péril, que pas un seul ne faillit retourner en Paganie. Mais le sage roi d’Espagne se hâte de les rallier, et se retire avec ce qui lui reste sous la main. Il préfère accepter sa défaite et se retirer en sauvant une partie de son armée, que risquer de tout perdre en essayant de tenir encore.
Il dirige les enseignes vers ses logements qui sont entourés de remparts et de fossés, suivi de Stardilan, du roi d’Andalousie et des Portugais, réunis en forte colonne. Il envoie dire au roi de Barbarie de se retirer du mieux qu’il pourra, et que, s’il peut en ce jour sauver sa personne et son camp, il n’aura pas fait peu de chose.
Le roi qui se trouvait fort embarrassé lui-même et qui n’espérait plus revoir jamais Biserte, la fortune ne s’étant jamais montrée si cruelle et si brutale envers lui, se réjouit d’apprendre que Marsile a réussi à mettre en sûreté une partie de son armée. Il commence à opérer sa retraite, fait reculer les bannières et sonner le rassemblement.
Mais la plupart de ses gens, en pleine déroute, n’écoutent ni les trompettes, ni les tambours. Leur affolement, leur lâcheté sont tels, qu’on en vit bon nombre se noyer dans la Seine. Le roi Agramant veut les rallier; il a avec lui Sobrin, et tous deux vont courant de côté et d’autre, et s’efforcent, avec l’aide des chefs, de regagner le camp en bon ordre.
Mais pas plus le roi que Sobrin, ni qu’aucun chef, ne peut parvenir, soit par prières, soit par menaces, soit par force, à en rallier seulement le tiers, bien loin de pouvoir les ramener tous là où s’en vont les enseignes mal suivies. Pour un qui reste, non sans courir de grands dangers, deux sont morts ou en fuite; les uns sont blessés en pleine poitrine, les autres dans le dos; tous sont accablés de fatigue.
En proie à la terreur, ils se laissent chasser jusqu’aux portes de leur camp fortifié, qui n’aurait même pas pu les protéger suffisamment – car Charles savait saisir l’occasion par les cheveux quand elle se présentait à lui – si la nuit n’était venue. La nuit, pleine de ténèbres et qui apaise toute chose, arrête la poursuite.
Elle avait peut-être été avancée par l’Éternel qui eut pitié de sa créature. Le sang ruisselait par la campagne, et courait comme un grand fleuve, inondant les routes. On compta quatre-vingt-dix mille combattants passés en ce jour au fil de l’épée. Les villageois et les loups, sortis de leurs repaires, vinrent les dépouiller et les dévorer pendant la nuit.