Charles ne rentre pas dans la ville; il campe en dehors, à côté de l’ennemi, dont il fait entourer le camp de feux gigantesques, comme s’il voulait l’assiéger. Les païens s’empressent de creuser la terre et d’élever des remparts et des bastions. Leurs gardes veillent, et ne quittent pas leurs armes de toute la nuit.
Toute la nuit, dans les logements des Sarrasins peu rassurés, ce ne sont que pleurs, gémissements, lamentations; mais on les étouffe le plus que l’on peut. Les uns pleurent leurs amis, leurs parents morts et abandonnés sur le champ de bataille; les autres gémissent sur leurs propres blessures et sur leur situation. Mais tous redoutent un avenir plus terrible.
Deux Maures, d’une obscure origine et nés à Ptolémaïs, donnèrent en ces circonstances un exemple de dévouement rare et digne d’être enregistré par l’Histoire. Ils se nommaient Cloridan et Médor. Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, ils avaient fidèlement servi Dardinel, et étaient passés en France avec lui.
Cloridan, chasseur depuis son enfance, était robuste et agile. Médor avait sur la joue les couleurs blanches et vermeilles, la grâce du jeune âge. Parmi tous ses compagnons, nul n’avait le visage plus agréable et plus beau. Avec ses yeux noirs et sa chevelure d’or crespelée, il ressemblait à un des anges du chœur céleste.
Tous les deux se trouvaient sur les remparts, avec beaucoup d’autres, chargés de veiller sur le camp, à l’heure où la nuit jette sur le ciel ses regards somnolents. Médor ne peut chasser de sa pensée le souvenir de son maître Dardinel, du fils d’Almonte, et ne peut s’empêcher de se plaindre qu’il soit resté étendu sans sépulture dans les champs.
Tourné vers son compagnon, il dit: «Cloridan, je ne puis te dire quelle douleur j’éprouve en songeant à mon prince qui est resté dans la plaine, et qui est une trop noble proie, hélas! pour les loups et les corbeaux. Quand je pense combien il fut toujours bon pour moi, il me semble que si je donnais ma vie pour rendre à sa mémoire les derniers honneurs, je ne m’acquitterais pas de mon immense dette envers lui.
» Je veux aller le chercher par la campagne, afin qu’il ne reste pas sans sépulture, et Dieu permettra peut-être que je puisse parvenir sans être vu jusqu’au camp du roi Charles où tout se tait. Toi, reste ici, car si le ciel a résolu que je meure, tu feras connaître mon sort; et si la fortune ne me permet point d’accomplir une si belle entreprise, que la renommée du moins rappelle que mon intention fut bonne.»
Cloridan reste stupéfait de voir tant de dévouement, tant de fidélité, tant de courage chez un enfant. Dans son amitié pour lui, il essaye de le détourner de ce projet, mais il ne peut y réussir, car on ne console point une douleur si grande. Médor est résolu à mourir ou à donner la sépulture à son maître.
Voyant que rien ne l’émeut et ne peut le faire changer de résolution, Cloridan lui répond: «Eh! bien, j’irai aussi. Moi aussi, je veux me livrer à une si louable entreprise; moi aussi j’aime et je souhaite trouver une mort fameuse. Quelle chose pourrait du reste me plaire désormais, si je restais sans toi, mon cher Médor? Mourir avec toi les armes à la main, vaut beaucoup mieux que mourir ensuite de douleur si tu venais à m’être ravi.»
Ainsi résolus, ils cèdent la place à ceux qui viennent les relever de leur garde, et ils partent. Ils franchissent fossés et palissades, et peu à peu ils pénètrent parmi les nôtres qui reposent sans précaution. Le camp dort, et tous les feux sont éteints, tellement on redoute peu les Sarrasins. Les soldats gisent à la renverse, au milieu des armes et des bagages, les yeux appesantis par le vin et le sommeil.
Cloridan s’arrête un instant et dit: «Je suis d’avis de ne jamais laisser perdre les occasions. Médor, ne dois-je pas profiter de celle-ci pour massacrer ceux qui ont tué mon maître? Toi, dresse les yeux et les oreilles de tous côtés, afin que personne ne survienne. Je me propose de t’ouvrir avec mon épée une route spacieuse à travers les ennemis.»
Ainsi il dit, et il tint aussitôt parole. Il entre sous la tente où dort le savant Alphée, qui était venu l’année précédente à la cour de Charles comme médecin et magicien fort expert en astrologie. En cette circonstance, sa fausse science, qui, d’après lui, lui dévoilait tout l’avenir, lui fit quelque peu défaut. Elle lui avait prédit qu’il mourrait, plein d’années, dans les bras de sa femme;
Et voilà que le rusé Sarrasin lui plonge son épée dans la gorge. Il tue quatre autres guerriers, près du devin, sans qu’ils aient le temps de pousser un cri. Turpin ne mentionne pas leurs noms, et leur mémoire s’est perdue dans la suite des temps. Après eux périt Palidon de Montcalieri, qui dormait tranquillement entre deux destriers.
Cloridan s’en vient ensuite à l’endroit où le malheureux Grillon gisait la tête sous un baril. Il l’avait entièrement vidé, et pensait goûter en paix un sommeil doux et tranquille. L’audacieux Sarrasin lui tranche la tête. Le sang et le vin s’écoulent par une même blessure; le corps en contient plus d’un baquet. Grillon rêvait qu’il buvait encore, lorsque Cloridan vint interrompre son rêve.
À côté de Grillon, il égorge en deux coups Andropon et Conrad, l’un Grec, l’autre Allemand. Tous les deux avaient passé une grande partie de la nuit à boire et à jouer. Heureux s’ils eussent su veiller jusqu’à l’heure où le soleil surgit à l’orient. Mais le destin ne pourrait rien sur les hommes, si chacun devinait l’avenir.
De même qu’un lion affamé, amaigri et altéré par un long jeûne, tue, déchire, dévore, et met en pièces le troupeau tombé sans défense en son pouvoir, ainsi le cruel païen égorge les nôtres pendant leur sommeil, et en fait partout un véritable massacre. L’épée de Médor ne reste pas inactive, mais elle dédaigne de frapper l’ignoble plèbe.
Médor arrive à la tente où le duc d’Albret dormait avec une sienne dame. Tous les deux se tenaient si étroitement enlacés, que l’air n’aurait pu se glisser entre eux. Médor leur abat la tête d’un seul coup. Ô mort heureuse, ô douce destinée! Leurs âmes s’envolent vers leur nouvelle demeure, enlacées comme l’étaient leurs corps.
Il tue Malinde et son frère Ardalique, fils du comte de Flandre. L’un et l’autre avaient été faits nouvellement chevaliers par Charles, qui avait ajouté les lys à leurs armes, le jour où il les avait vus revenir d’un combat, avec leurs épées tout ensanglantées. Il leur avait aussi promis des terres en Frise, et il les leur aurait données; mais Médor vient détruire tous ces projets.
Les adroits compagnons parviennent enfin jusqu’aux tentes dont les paladins ont entouré celle de Charles, sur laquelle ils veillent chacun à leur tour. Là, les deux Sarrasins, rassasiés de carnage, remettent leur épée au fourreau et retournent sur leurs pas, car il leur paraît impossible qu’au milieu d’une si grande foule de gens, il ne s’en trouve pas un qui ne dorme pas.
Bien qu’ils puissent se charger d’un riche butin, ils pensent que c’est assez de sauver leur propre personne. Cloridan s’avance par les passages qu’il croit les plus sûrs, et son compagnon le suit. Ils arrivent au champ de bataille, où, parmi les épées, les arcs, les écus et les lances, gisent, pêle-mêle, dans un lac de sang, riches et pauvres, princes et sujets, hommes et chevaux.