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Il poursuit en lui adressant de si touchantes prières, en lui faisant entendre un langage si doux, si affectueux, que Roger ne peut se défendre d’en être ému, car son cœur n’est ni de fer, ni de marbre. Il comprend que, s’il refuse une réponse, il commettra un acte de discourtoisie et de grossièreté. Il va pour répondre, mais à deux ou trois reprises, les mots lui rentrent dans la gorge avant de pouvoir sortir de sa bouche.

«Mon seigneur – dit-il enfin – quand tu sauras qui je suis – et je vais te le dire sans plus tarder – je suis certain que tu ne seras pas moins désireux que moi de me voir mourir. Sache que je suis celui que tu hais tant; je suis Roger, qui t’ai également haï autrefois. C’est dans l’intention de te donner la mort que j’avais, il y a quelque temps, quitté cette cour.

» Je voulais t’empêcher de m’enlever Bradamante, car je voyais bien qu’Aymon s’était prononcé en ta faveur. Mais l’homme propose et Dieu dispose; ta générosité envers moi me fit changer de sentiments, et non seulement je dépouillai la haine que je t’avais d’abord portée, mais je me fis pour toujours ton fidèle.

» Ne sachant pas que j’étais Roger, tu m’as prié de te faire avoir Bradamante; c’était m’arracher le cœur de la poitrine et me voler mon âme. Je t’ai fait voir si j’ai hésité à satisfaire ton désir plutôt que le mien. Bradamante est à toi; possède-la en paix. Ton bonheur m’est plus cher que mon propre bonheur.

» Mais puisque je suis séparé d’elle, laisse-moi quitter la vie, car j’aime mieux mourir que vivre sans Bradamante Du reste, tu ne saurais la posséder légitimement tant que je vivrai; nous sommes, elle et moi, unis déjà par les liens du mariage, et elle ne peut avoir deux maris en même temps.»

Léon est resté si pétrifié d’étonnement, quand Roger s’est fait connaître à lui, que, la bouche ouverte, les yeux fixes, il est immobile sur ses pieds, comme une statue. Il ressemble en effet beaucoup moins à un homme qu’à ces statues que l’on place en ex-voto dans les églises. L’acte de Roger lui semble si grand, si généreux, qu’il ne croit pas qu’on en ait jamais vu, ni qu’on en voie jamais de semblable.

Non seulement cette découverte ne change pas son amitié pour Roger, mais elle l’accroît au point qu’il ne souffre pas moins des maux de Roger, que Roger lui-même. Pour le lui témoigner, pour lui montrer qu’il est digne fils d’empereur, il ne veut pas être vaincu en générosité par lui, s’il doit lui céder pour le reste.

Il dit: «Roger, bien que j’eusse dû te haïr le jour où mon armée fut défaite par ton étonnante vaillance, si ce jour-là j’avais appris, comme je l’apprends maintenant, que tu étais Roger, ta vertu ne m’aurait pas moins séduit qu’elle ne le fit alors que j’ignorais ton nom. Elle ne m’en aurait pas moins chassé la haine du cœur, et inspiré l’amitié que je te porte depuis ce jour.

» Que j’aie haï le nom de Roger, avant de savoir que tu étais Roger, je ne le nierai pas; mais maintenant, ne te préoccupe pas de la haine que j’ai eue pour toi. Sois persuadé que le jour où je te tirai de prison, si j’avais su la vérité, j’aurais agi de même en ta faveur.

» Et si j’eusse volontiers agi ainsi, alors que je n’étais pas, comme maintenant, ton obligé, quelle ingratitude ne montrerais-je pas en me conduisant autrement aujourd’hui? N’as-tu pas renoncé à ton propre bien pour me le donner? Mais je te le rends, et j’éprouve plus de plaisir à te le rendre, que je n’en ai eu à le recevoir de toi.

» Bradamante te convient bien plus qu’à moi; je l’aime, il est vrai, pour ses grandes qualités, mais la pensée qu’un autre doit la posséder ne saurait me pousser à mourir. Je ne veux pas, au prix de ta mort qui la délivrerait des liens du mariage contracté avec toi, avoir le droit de la prendre légitimement pour femme.

» Non seulement je renonce à elle, mais j’aimerais mieux me dépouiller de tout ce que je possède au monde, et même perdre la vie, que de m’entendre accuser d’avoir causé la mort d’un chevalier tel que toi. Je me plains seulement de ta défiance; alors que tu pouvais disposer de moi comme de toi, tu as mieux aimé mourir que me demander aide.»

Ces paroles et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter, et qui allaient au-devant de toutes les objections de Roger, firent tant, qu’à la fin celui-ci dut se rendre et dit: «Je consens à vivre. Mais comment m’acquitterai-je jamais envers toi, à qui je dois deux fois la vie?»

Mélisse fit apporter sur-le-champ des mets exquis et des vins généreux, grâce auxquels Roger, prêt à tomber de faiblesse, put se réconforter. Pendant ce temps, Frontin qui avait entendu hennir les chevaux, était accouru. Léon le fit prendre par ses écuyers, lui fit mettre la selle, et l’amena à Roger.

C’est avec beaucoup de peine que ce dernier, bien qu’aidé par Léon, put se mettre en selle. Il avait perdu cette vigueur dont, quelques jours auparavant, il avait donné des preuves si éclatantes sous des armes d’emprunt, et qui lui aurait permis de vaincre toute une armée. Ils quittèrent enfin ces lieux, et arrivèrent en moins d’une demi-heure à une abbaye

Où ils passèrent le reste de la journée et les deux jours suivants, jusqu’à ce que le chevalier de la Licorne eût retrouvé sa vigueur première. Puis, accompagné de Mélisse et de Léon, Roger revint dans la cité royale où était arrivée la veille au soir une ambassade des Bulgares.

Cette nation, après avoir élu Roger pour son roi, avait envoyé des ambassadeurs à Paris, croyant qu’il était en France auprès de Charlemagne. Ils étaient chargés de lui jurer fidélité, de le mettre en possession de leurs États, et de le couronner. L’écuyer de Roger, les ayant rencontrés, leur avait donné des nouvelles de son maître.

Il raconta la bataille que Roger avait livrée à Belgrade en faveur des Bulgares, et dans laquelle Léon et l’empereur avaient été vaincus, après avoir vu leur armée défaite et en partie massacrée. En reconnaissance de ce fait d’armes, les Bulgares, à l’exclusion de tous ceux de leur race, l’avaient pris pour leur roi. Puis il dit comment il avait été fait prisonnier à Novigrade par Ungiard, et livré à Théodora,

Et qu’il était venu la nouvelle certaine qu’on avait trouvé le geôlier étranglé, la porte de la prison ouverte et le prisonnier enfui. Depuis, on n’en avait pas eu d’autre nouvelle. Roger entra dans la ville par un chemin ouvert, et sans être vu de personne. Le lendemain matin, accompagné de Léon, il se présenta devant Charlemagne.

Ainsi qu’il était convenu entre Léon et lui, Roger se présenta avec l’oiseau d’or à deux têtes sur champ de gueule, la même soubreveste et les mêmes insignes qu’il avait lors de son combat avec Bradamante, et qui étaient encore toutes tailladées, toutes percées de coups, de sorte qu’on le reconnut tout de suite pour le chevalier qui avait combattu contre Bradamante.

Léon se tenait à ses côtés sans armes, revêtu de ses riches habits royaux, et entouré d’une suite nombreuse et choisie. Il s’inclina devant Charles, qui s’était déjà levé pour venir à sa rencontre, et, tenant par la main Roger, sur lequel tous les regards étaient fixés, il s’exprima ainsi:

«Celui-ci est le brave chevalier qui s’est défendu depuis le lever de l’aurore jusqu’à la chute du jour. Puisque Bradamante n’a pu le mettre à mort, le faire prisonnier, ou lui faire abandonner la place, je crois, magnanime seigneur, si j’ai bien compris votre ban, qu’il l’a gagnée pour femme. Aussi vient-il pour qu’on la lui donne.