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Plus loin enfin, sur le rivage natal, il résistait à la plus grande flotte que les Vénitiens eussent jamais équipée, même contre les Turcs et les Génois. Il la mettait en déroute, et rapportait à son frère un butin immense, ne gardant rien pour lui, si ce n’est l’honneur qu’on ne peut céder à d’autres.

Les dames et les chevaliers regardaient ces peintures sans en comprendre le sens, car ils n’avaient auprès d’eux personne pour les prévenir que toutes ces choses devaient arriver dans l’avenir. Ils prenaient plaisir à contempler tous ces beaux personnages aux formes élégantes, et à lire les inscriptions. Seule, Bradamante, instruite par Mélisse, se réjouissait en elle-même, car elle connaissait toute cette histoire.

Roger, bien qu’il fût moins avancé sous ce rapport que Bradamante, se rappelait cependant que, parmi ses descendants, Atlante lui avait souvent parlé de cet Hippolyte. Quel poème serait assez vaste pour qu’on pût y relater toutes les munificences dont Charles entoura ses hôtes? Ce n’étaient que fêtes continuelles, jeux de toutes sortes, tables constamment chargées de mets délicats.

On put voir, à cette occasion, ceux qui étaient bons chevaliers, car, chaque jour, il se rompait plus de mille lances. On combattait à pied, à cheval, deux par deux ou en troupes plus ou moins nombreuses. Roger surpassait tout le monde en vaillance; il joutait jour et nuit, et était toujours vainqueur. À la danse, comme aux luttes et à tous les autres jeux, il remportait sans cesse le prix à son grand honneur.

Le dernier jour, au moment où un banquet solennel venait de commencer, Charles ayant à sa gauche Roger et Bradamante à sa droite, on vit accourir du côté de la campagne un chevalier armé. Son armure et celle de son destrier étaient entièrement noires. Il était de haute stature, et s’avançait d’un air hautain.

C’était le roi d’Alger. Après la chute honteuse que lui avait fait faire Bradamante du haut du pont, il avait juré de ne pas revêtir d’armure, de ne pas toucher une épée et de ne pas remonter en selle, avant un an, un mois et un jour accomplis. Puis il s’était retiré dans une cellule comme un ermite. C’est ainsi qu’à cette époque les chevaliers se punissaient eux-mêmes de s’être laissé battre.

Bien qu’il eût appris les succès remportés par Charles et la mort de son prince, il n’avait pas voulu manquer à sa parole, ni prendre les armes pour des faits qui ne le touchaient pas personnellement. Mais, au bout du terme fixé, c’est-à-dire après un an, un mois et un jour accomplis, il endossa des armes neuves, remonta à cheval et, reprenant l’épée et la lance, il s’en revint droit à la cour de France.

Sans mettre pied à terre, sans incliner la tête, sans donner aucun signe de respect, il s’arrêta devant la tente de l’empereur, montrant, par ses gestes hautains, combien il méprisait Charles et tous les illustres seigneurs qui l’entouraient. Chacun resta étonné de tant d’audace, et s’arrêta de manger ou de parler pour écouter ce que le guerrier allait dire.

Quand il fut bien en face de Charles et de Roger, le nouveau venu d’une voix forte et dédaigneuse: «Roger – dit-il – je suis le roi de Sarze, Rodomont, qui viens te défier au combat. Avant que le soleil ne se couche, je veux te prouver ici que tu as été infidèle à ton prince, et qu’en ta qualité de traître, tu ne mérites pas d’être à la place d’honneur parmi ces chevaliers.

» Quoique ta félonie soit chose connue – et tu ne peux la nier puisque tu t’es fait chrétien, – je suis venu ici pour la prouver. Si tu as quelqu’un qui veuille combattre pour toi, je l’accepterai. Si un seul champion ne te paraît pas suffisant, j’accepte de combattre contre cinq ou six. Je maintiendrai, envers et contre eux tous, ce que je t’ai dit.»

À ces mots, Roger se leva, et, avec la permission de Charles, il lui répondit qu’il mentait et que personne n’avait le droit de l’appeler traître; qu’il s’était toujours conduit loyalement envers son roi sans qu’on pût le blâmer en rien. Il ajouta qu’il était prêt à soutenir qu’il avait toujours fait son devoir.

Il n’avait besoin de solliciter l’aide de personne pour défendre sa propre cause, et il espérait lui montrer qu’il aurait assez, et peut-être trop, d’un adversaire. Renaud, Roland, le marquis, ses deux fils, aux armes blanches et noires, Dudon, Marphise s’étaient levés pour prendre, contre le fier païen, la défense de Roger;

Prétendant qu’en sa qualité de nouveau marié, il ne devait pas troubler ses propres noces. Roger leur répondit: «Tenez-vous tranquilles; une pareille excuse serait honteuse pour moi.» Puis il se fait apporter les armes qu’il a enlevées au comte Tartare, et les endosse pièce par pièce. Le fameux Roland lui chausse les éperons, et Charles lui attache l’épée au flanc.

Bradamante et Marphise lui avaient lacé sa cuirasse et ses autres armes. Astolphe lui tient son destrier et le fils d’Ogier le Danois lui présente l’étrier. Renaud, Naymes, et le marquis Olivier lui font faire place, et font évacuer en toute hâte la lice toujours prête pour pareille besogne.

Les dames et damoiselles, toutes pâles d’effroi, tremblent comme des colombes surprises dans un champ de blé par l’orage, et que la rage des vents chasse vers leur nid, au milieu du fracas du tonnerre; des éclairs qui sillonnent la nue obscure, à travers la grêle et la pluie qui portent le ravage dans les campagnes. Elles tremblent pour Roger, qui ne leur semble pas de force à lutter avec le fier païen.

La foule et la plupart des chevaliers et des barons partageaient la même crainte; on n’avait pas oublié ce que le païen avait fait dans Paris assiégé; on se souvenait qu’à lui seul il avait détruit une grande partie de la ville par le fer et par le feu. Les traces de son passage existaient encore et devaient exister longtemps; jamais le royaume n’avait subi plus cruel désastre.

Plus que tous les autres, Bradamante se sentait le cœur troublé; elle ne croyait pas, il est vrai, que le Sarrasin eût plus de force que Roger, et surtout plus de vaillance, car c’est du cœur seul que vient le courage. Elle ne croyait pas au bon droit de Rodomont. Cependant, en digne amante qu’elle était, elle ne pouvait bannir ses craintes.

Oh! combien volontiers elle aurait voulu courir les chances de ce combat incertain, eût-elle été assurée d’y laisser la vie! Elle aurait accepté de mourir mille fois, plutôt que de savoir son amant exposé à périr.

Mais sachant qu’aucune prière ne saurait faire renoncer Roger à son entreprise, elle regarde le combat, le visage triste, et le cœur tremblant. Roger et le païen se précipitent au-devant l’un de l’autre, le fer baissé; au choc terrible, les lances semblent être de verre; leurs éclats font l’effet d’oiseaux volant vers le ciel.

La lance du païen, frappant l’écu de Roger au beau milieu, ne produit qu’un faible effet, tellement parfaite est la trempe de l’acier forgé par Vulcain pour le célèbre Hector. Roger frappe également son adversaire sur l’écu et le traverse net, bien qu’il ait près d’une palme d’épaisseur, et qu’il soit fait d’os doublé d’acier au dedans et au dehors.

Si la lance de Roger avait pu supporter ce rude choc, et si, au premier coup, elle ne s’était pas rompue en mille morceaux qui volèrent jusqu’au ciel comme s’ils eussent eu des ailes, elle aurait percé le haubert, ce dernier eût-il été plus dur que le diamant, et le combat aurait été fini. Mais elle se rompit. Les deux destriers allèrent toucher la terre avec leur croupe.