» Dès qu’il eut appris que j’allais le trouver, Alceste vint au-devant de moi, pâle et tremblant. Il avait bien plus l’air d’un vaincu et d’un prisonnier que d’un triomphateur. Moi, qui reconnus tout de suite de quelle ardeur il brûlait, je me gardai bien de lui parler comme j’en avais d’abord l’intention. Saisissant l’occasion, je conçus un nouveau projet, inspiré par l’état où je le voyais.
» Je commençai par maudire son amour, et par me plaindre vivement de sa cruauté. Je l’accusai d’avoir injustement nui à mon père, et d’avoir cherché à m’obtenir par la force. Je lui dis qu’il aurait été bien plus assuré du succès s’il avait su persévérer dans ses premières façons d’agir, qui avaient été si agréables au roi et à nous tous.
» Si mon père avait tout d’abord repoussé son honorable demande, c’était parce qu’il avait le caractère un peu rude, et qu’il ne se rendait jamais à une première requête; mais ce n’était point une raison pour ne pas continuer de le servir et pour avoir la colère si prompte; on était au contraire assuré d’obtenir de mon père ce que l’on désirait en redoublant de dévouement;
» Et si mon père avait continué à se montrer rigoureux, je l’aurais tant prié, que je l’aurais fait consentir à me donner mon amant pour époux. Enfin, si je l’avais trouvé inflexible à mes prières, j’aurais agi en cachette, de telle sorte qu’Alceste n’aurait eu qu’à se louer de moi. Mais puisqu’il avait jugé convenable de tenter un autre moyen, j’étais bien résolue à ne l’aimer jamais.
» Si j’étais venue vers lui, c’était par pitié pour mon père. Quant à lui, il pouvait être certain qu’il ne jouirait pas longtemps du plaisir que je lui aurais donné à mon corps défendant, car j’étais résolue à arroser la terre de mon sang, aussitôt après qu’il aurait assouvi sur moi, par la force, sa passion dépravée.
» C’est ainsi que je lui parlai, après avoir vu le pouvoir que j’avais sur lui. Je le rendis plus repentant que ne le fut jamais anachorète en son ermitage. Il tomba à mes pieds, me suppliant de venger avec le glaive qu’il portait à ses côtés, et qu’il voulait à toute force me faire prendre, la grande faute dont il s’était rendu coupable.
» Le voyant ainsi, je résolus de poursuivre ma grande victoire jusqu’à la fin. Je lui donnai l’espoir de me posséder encore, s’il rachetait sa faute, en rendant à mon père le royaume de ses ancêtres, et en s’efforçant de m’obtenir par ses services, par son amour, et non par les armes.
» Il me promit de faire tout cela, et je rentrai au château telle que j’en étais sortie, sans qu’il eût osé me baiser seulement sur la bouche. Vois s’il était bien sous le joug; vois si son ardeur pour moi le tenait enchaîné, et s’il était besoin qu’Amour lui lançât d’autres traits empennés! Il alla trouver le roi d’Arménie, auquel il avait promis de donner tout ce qu’il conquerrait;
» Et avec les meilleures raisons qu’il put trouver, il le pria de laisser à mon père le royaume dont il avait ravagé et dépouillé toutes les provinces, et de retourner jouir en Arménie des fruits de la victoire. Le roi d’Arménie, les joues enflammées de colère, répondit à Alceste qu’il ne devait point espérer cela; qu’il ne voulait point renoncer à cette guerre tant que mon père aurait un pouce de terre à lui.
» Si Alceste avait été changé de fond en comble par les paroles d’une vile et méprisable femme, il en aurait toute la honte; pour lui, il ne saurait consentir à perdre, sur sa prière, tout ce qu’il avait conquis en une année de fatigues. Alceste le pria de nouveau, se plaignant que ses prières n’eussent pas plus d’effet. Enfin, saisi de colère, il le menaça, disant qu’il le lui ferait faire de force ou de bonne volonté.
» Sa colère alla s’augmentant à un tel point, que des menaces il en vint aux actes. Alceste tira son épée contre le roi, et, malgré les efforts de mille courtisans qui s’étaient précipités à son secours, il le tua. Le même jour, à la tête des Ciliciens et des Thraces, qui étaient à sa solde, et de ses autres mercenaires, il défit complètement les Arméniens.
» Poursuivant sa victoire, et faisant la guerre à ses frais, en moins d’un mois, et sans qu’il en coûtât la moindre dépense à mon père, il lui rendit tout son royaume. Puis, pour compenser les pertes qu’il avait subies, outre les nombreuses dépouilles qu’il lui abandonna, il lui soumit une partie de l’Arménie, de la Cappadoce et de l’Hyrcanie qui s’étend jusqu’à la mer, et frappa l’autre partie d’un lourd tribut.
» À son retour, au lieu du triomphe auquel il s’attendait, nous résolûmes de lui donner la mort. Mais nous dûmes remettre l’exécution de ce projet afin de ne pas nous attirer de mésaventure, car il s’appuyait sur de nombreux amis. Je feignis de l’aimer, et je lui donnai de jour en jour une plus grande espérance de devenir sa femme. Mais auparavant, je lui dis que je désirais qu’il déployât sa vaillance contre nos autres ennemis.
» Et tantôt seul, tantôt avec peu de gens, je l’envoyai à d’étranges et périlleuses entreprises, où il devait trouver mille fois la mort. Mais tout lui réussit; il revint toutes les fois victorieux, soit qu’il eût eu à combattre des géants horribles et monstrueux, soit qu’il eût eu affaire aux Lestrigons qui infestaient nos contrées.
» Alcide ne fut jamais poussé par Eurysthée et par sa marâtre à plus d’entreprises périlleuses, sur le Lerne, en Némée, en Thrace, dans la forêt d’Érymanthe, dans les vallons d’Étolie et de la Numidie, sur le Tibre, sur l’Ibère et ailleurs, que mon amant ne fut poussé par mes prières et par mes incitations homicides, car je cherchais toujours à m’en délivrer.
» Ne pouvant y réussir par ce moyen, j’en employai un non moins criminel. Je lui fis maltraiter tous ceux que je sentais lui être attachés, et je le rendis odieux à tous. Lui, qui n’avait pas de plus grande satisfaction que de m’obéir, était toujours prêt à prêter les mains à tous mes désirs, sans s’inquiéter de déplaire à l’un plus qu’à l’autre.
» Lorsque j’eus acquis la certitude que, grâce à cette ruse, tous les ennemis de mon père étaient morts, et que, pour nous être agréable, Alceste n’avait pas conservé un seul des amis que ses hauts faits lui avaient valus, je lui dévoilai clairement ce que je lui avais jusqu’alors soigneusement dissimulé, c’est-à-dire la haine profonde, souveraine, que je lui portais. Je cherchai en même temps à lui donner la mort.
«Mais réfléchissant que, si j’en agissais ainsi, je me couvrirais publiquement d’ignominie, – on savait trop en effet combien je lui devais, pour ne pas m’accuser à jamais d’une lâche cruauté – je me contentai de lui défendre de paraître désormais devant mes yeux. Je ne voulus plus jamais lui parler, ni le voir, et je refusai d’entendre tout messager, de recevoir toute lettre de lui.
» Mon ingratitude le fit tellement souffrir, qu’enfin vaincu par la douleur, et après avoir longtemps demandé merci, il tomba malade et mourut. En punition de mon crime, j’ai maintenant les yeux pleins de larmes et le visage noirci par la fumée; et je serai ainsi éternellement, car il n’y a point de rédemption dans l’enfer.»
Quand l’infortunée Lydie a fini de parler, le duc continue sa route pour savoir si d’autres ombres sont plongées dans la fumée; mais la vapeur noire, vengeresse des crimes commis par ingratitude, devient si épaisse, qu’il ne lui est plus possible d’avancer d’un pouce. Il est forcé de retourner en arrière, et, de peur que le chemin ne lui soit intercepté par la fumée, il hâte le pas.