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Un grand nombre qui s’étaient dérobés par la fuite aux coups de Rodomont et de ses compagnons rendaient déjà grâce à Dieu qui leur avait octroyé des jambes si promptes et des pieds si agiles. Mais, en venant donner du front et de la poitrine contre Marphise et Roger, ils virent bien, les malheureux, que l’homme, qu’il s’arrête ou qu’il fuie, ne peut éviter sa destinée.

Celui qui échappe à un danger retombe dans un autre, et paye le tribut de chair et d’os. Ainsi le timide renard, croyant s’échapper, tombe avec ses petits dans la bouche du chien, après avoir été chassé de son ancienne tanière par le paysan voisin qui l’a adroitement fait déloger, grâce au feu et à la fumée, du seul endroit où il n’eût rien à craindre.

Marphise et Roger pénètrent dans l’enceinte du camp des Sarrasins. Là, tous ceux qu’ils viennent sauver, les yeux levés au ciel, remercient Dieu de leur arrivée. On n’y a plus peur des paladins; le plus faible païen en défie un cent, et l’on décide que, sans prendre le moindre repos, on retournera porter le carnage dans leur camp.

Les cornets, les trompettes, les cloches mauresques emplissent le ciel de sons formidables. On voit, dans les airs, trembler aux vents les bannières et les gonfalons. D’un autre côté, les capitaines de Charles rangent auprès des Allemands et des Bretons les troupes de France, d’Italie et d’Angleterre, et la mêlée, âpre et sanglante, recommence.

La force du terrible Rodomont, celle du furieux Mandricard, du brave Roger, source inépuisable de vaillance, du roi Gradasse si fameux dans le monde; l’intrépide physionomie de Marphise, celle du roi de Circassie à nulle autre seconde, forcèrent le roi de France à regagner Paris aux cris de: Saint Jean et saint Denis!

Ces chevaliers et Marphise déployèrent un élan si invincible, une si admirable puissance, qu’on ne saurait s’en faire une idée, seigneur, loin que cela se puisse décrire. Par là, vous pouvez Juger combien de gens furent occis dans cette journée, et quel cruel revers éprouva le roi Charles, d’autant plus que vinrent bientôt à la rescousse Ferragus et plus d’un Maure fameux.

Beaucoup de chrétiens, dans leur empressement à fuir, se noyèrent dans la Seine, car le pont ne pouvait suffire à faire passer une telle multitude. Ayant la mort devant et derrière eux, ils souhaitaient d’avoir des ailes comme Icare. Excepté Ogier et le marquis de Vienne, tous les paladins furent faits prisonniers. Olivier revint blessé sous l’épaule droite; Ogier, la tête fendue.

Et si, comme Renaud et Roland, Brandimart eût abandonné la partie, Charles, en pleine déroute, aurait été chassé de Paris, si même il avait pu sortir vivant de cette fournaise. Brandimart fit tout son possible pour arrêter les Sarrasins, et quand il se vit impuissant, il céda devant leur furie. Ainsi la Fortune sourit à Agramant qui assiégea Charles une seconde fois.

Les cris et les plaintes des veuves, des enfants orphelins, des vieillards aveugles, s’élevant au-dessus de cette atmosphère morbide, montent jusqu’à l’éternelle sérénité où siège Michel, et lui font voir que le peuple fidèle est la proie des loups et des corbeaux, et que les guerriers de France, d’Angleterre et d’Allemagne couvrent au loin la campagne.

Le visage de l’Ange bienheureux se colore de rougeur. Il lui semble que le souverain Créateur a été mal obéi, et il se plaint d’avoir été trompé, trahi par la Discorde perfide. Il lui avait commandé d’exciter des querelles entre les païens, et ses ordres ont été mal exécutés. À voir le résultat, il semble qu’on a fait tout le contraire de ce qu’il avait ordonné.

Comme un serviteur fidèle qui, doué de plus de zèle que de mémoire, s’aperçoit qu’il a oublié la chose qu’il devait avoir à cœur plus que sa propre vie, et qui s’empresse de réparer son erreur avant que son maître n’en ait connaissance, ainsi l’Ange ne veut point reparaître devant Dieu avant d’avoir rempli sa mission.

Il dirige son vol vers le monastère où il a vu plusieurs autres fois la Discorde. Il la trouve assise au chapitre assemblé pour l’élection des dignitaires. Elle prenait plaisir à voir les bréviaires voler à la tête des moines. L’Ange la saisit par les cheveux, et la roue de coups de pied et de coups de poing.

Il lui rompt sur la tête, sur le dos et sur les bras, le manche d’une croix. La misérable crie merci de toutes ses forces, et embrasse les genoux du divin messager. Michel ne la laisse pas avant de l’avoir chassée devant lui jusque dans le camp du roi d’Afrique. Alors il lui dit: «Attends-toi à un traitement pire, si je te vois encore hors de ce camp.»

Bien que la Discorde ait le dos et les bras rompus, comme elle craint de se trouver une autre fois sous cette averse de coups, comme elle redoute la fureur de Michel, elle court prendre ses soufflets, et redoublant les feux déjà allumés, en allumant de nouveaux, elle fait jaillir de tous les cœurs un immense incendie de colère.

Elle embrase tellement Rodomont, Mandricard et Roger, qu’à peine les païens victorieux sont-ils délivrés de Charles, les trois chevaliers s’en viennent ensemble devant le roi maure. Ils lui racontent leurs différends; ils lui en disent la cause et l’objet; puis ils s’en remettent à lui pour décider lesquels d’entre eux doivent combattre les premiers.

Marphise expose aussi son cas, et dit qu’elle veut finir le combat qu’elle a commencé avec le Tartare. Ayant été provoquée par lui, elle ne veut ni céder son tour à un autre, ni différer le combat d’un jour, d’une heure. Elle insiste vivement pour que la bataille avec le Tartare lui soit accordée avant les autres.

Rodomont n’est pas moins résolu à avoir le premier le champ libre, afin de terminer avec son rival la querelle qu’il a interrompue pour venir au secours du camp africain, et qu’il a dû suspendre jusqu’à ce moment. Roger l’interrompt, et dit qu’il a souffert trop longtemps que Rodomont détienne son destrier, pour qu’il ne se batte pas le premier avec lui.

Pour surcroît d’embarras, le Tartare s’avance à son tour, et nie que Roger ait le moindre droit de porter l’aigle aux ailes blanches. Il est tellement furieux de colère et de rage, qu’il veut, si les trois autres y consentent, vider les querelles d’un seul coup. Et il ne serait pas démenti par les trois autres, si le roi donnait son consentement.

Le roi Agramant, par prières et bonnes raisons, fait tout ce qu’il peut pour ramener la paix entre eux. Enfin, quand il voit qu’ils restent sourds à ses observations et qu’ils ne veulent consentir à aucune paix, à aucune trêve, il leur dit d’attendre au moins qu’il ait assigné à chacun son rang pour combattre, et il pense que le meilleur parti à prendre est de tirer au sort.

Il fait préparer quatre billets; sur l’un sont écrits les noms de Mandricard et de Rodomont; sur l’autre ceux de Roger et de Mandricard; le troisième porte les noms de Rodomont et de Roger; le quatrième, ceux de Marphise et de Mandricard. Puis, il s’en remet à la décision de l’inconstante déesse. Le premier billet sortant est celui du roi de Sarze et de Mandricard.

Les noms de Mandricard et de Roger viennent en second; ceux de Roger et de Rodomont sortent après, et le billet qui reste est celui de Marphise et de Mandricard. La dame semble fort contrariée de ce résultat, et Roger ne paraît pas plus content qu’elle. Il connaît la force des deux premiers combattants; il sait que leur combat peut se terminer de façon qu’il ne reste plus rien à faire ni à lui ni à Marphise.