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» Si je n’obéis pas à mon père, ni à ma mère, j’obéirai à mon frère qui est beaucoup plus sage qu’eux, car l’âge n’a pas affaibli sa raison. Il y a encore Roland qui approuve Renaud. Je les ai l’un et l’autre pour moi. Le monde les honore et les craint plus que tous nos autres chevaliers ensemble.

» Si chacun les regarde comme la fleur, comme la gloire et la splendeur de la maison de Clermont; si chacun les met autant au-dessus de tous que le front est supérieur au pied, pourquoi souffrirais-je qu’Aymon disposât de moi, plutôt que Renaud et le comte? Je ne dois pas y consentir; d’autant plus que tout n’est encore qu’un projet avec le prince de Grèce, tandis que j’ai été promise à Roger.»

Si la dame s’afflige et se tourmente, l’esprit de Roger n’est pas plus tranquille. Bien que la nouvelle ne soit pas encore connue dans la ville, elle n’est pas un secret pour lui. Il s’en prend à la fortune qui s’oppose à son bonheur. Elle ne lui a cependant donné ni richesse, ni royaume, alors qu’elle s’est montrée si large envers des milliers de gens indignes de ses faveurs.

De tous les autres biens que la nature donne ou que l’on acquiert par le travail, il se voit aussi bien partagé que qui que ce soit au monde. Sa beauté l’emporte sur toutes les autres; il est rare qu’il trouve quelqu’un capable de résister à sa force; à nul autre que lui n’est dû le prix de la magnanimité et de la grandeur d’âme.

Mais le vulgaire, qui est en somme l’arbitre des honneurs, les refuse ou les donne comme il lui plait. Et sous ce nom de vulgaire je ne veux excepter personne, si ce n’est les hommes de bon sens, car ce n’est pas d’eux que les papes, les rois et les empereurs obtiennent leur sceptre. Mais la prudence et le bon sens sont des grâces que le ciel n’accorde qu’à peu de gens.

Le vulgaire, pour dire toute ma pensée, qui n’honore absolument que la richesse, ne voit rien de plus admirable au monde; il n’estime, il n’apprécie aucune autre chose, ni la beauté, ni la vaillance, ni la force corporelle, ni l’adresse, ni la vertu, ni l’esprit, ni la bonté, et plus encore dans le cas dont il s’agit ici que le reste du temps.

Roger disait: «Bien qu’Aymon soit disposé à faire de sa fille une impératrice, la chose ne sera pas terminée de sitôt avec Léon. J’ai bien encore un an devant moi. J’espère d’ici là avoir détrôné Léon et son père, et quand je leur aurai pris leur couronne, je ne serai plus un gendre indigne d’Aymon.

» Mais si, comme il l’a dit, il donne sans retard sa fille au fils de Constantin; s’il n’a aucun égard pour la promesse qui m’a été faite par Renaud et par son cousin Roland, promesse faite en présence du saint vieillard, du marquis Olivier et du roi Sobrin, que ferai-je? Souffrirai-je une si grave offense, ou mourrai-je plutôt que de la souffrir?

» Hélas! que ferai-je? Est-ce contre le père de Bradamante que je me vengerai de cet outrage? Je ne vois pas que je sois prêt à le faire, et je suis à me demander si je serai sage ou fou en le tentant. Mais supposons que je mette à mort l’inique vieillard et toute sa famille, non seulement cela ne m’avancera pas beaucoup, mais cela sera au contraire un nouvel obstacle à mon désir.

» Mon intention a toujours été et est toujours de me faire aimer par ma belle dame, et non de me rendre odieux à ses yeux. Mais si je tue Aymon, ou si je trame quelque chose contre son frère ou les siens, ne lui donnerai-je pas le droit de me traiter d’ennemi, et de ne plus vouloir être ma femme? Que dois-je donc faire? Dois-je souffrir ce mariage? Ah! non, par Dieu! plutôt mourir!

» Mais je ne veux pas mourir; il est bien plus juste que ce soit ce Léon qui meure, lui qui est venu troubler toute ma joie. Je veux qu’il meure, lui et son injuste père. La belle Hélène n’aura pas coûté autant à son amant troyen, ni Proserpine à Pirithoüs, que mon ressentiment ne coûtera au père et au fils.

» Est-il possible, ô ma vie, qu’il ne t’en coûte rien d’abandonner ton Roger pour ce Grec? Ton père pourra-t-il te décider à l’accepter, même quand il aurait tous tes frères pour lui? Mais je tremble que tu préfères contenter Aymon plutôt que moi, et qu’il te paraisse plus agréable d’avoir un César pour mari, qu’un simple chevalier.

» Quoi! il serait possible qu’un nom royal, qu’un titre d’impératrice, que la grandeur et la pompe des cours en vinssent à corrompre assez l’âme élevée, la grande vaillance, la haute vertu de ma Bradamante, pour que j’aie à craindre qu’elle manque à sa promesse, à sa foi donnée? Hésiterait-elle à rompre avec Aymon, plutôt que de démentir ce qu’elle m’a juré?»

Roger se parlait ainsi souvent à lui-même, et parfois il parlait assez haut pour que ses paroles fussent entendues par ceux qui passaient près de lui. De sorte que plus d’une fois elles furent rapportées à celle pour qui il souffrait si cruellement, et Bradamante ne souffrait pas moins de l’entendre ainsi se plaindre, que de ses propres tourments.

Mais ce qui l’afflige encore plus que la douleur de Roger, c’est d’apprendre les craintes qu’il a d’être abandonné par elle pour ce prince grec. Afin de le réconforter, et pour lui enlever cette erreur de l’esprit, elle lui fait transmettre ces paroles par une de ses fidèles suivantes:

«Roger, telle j’ai toujours été, telle je veux être jusqu’à la mort et au delà, s’il est possible. Qu’Amour me soit favorable ou ennemi, que la Fortune m’élève ou m’abaisse sur sa roue, ma fidélité sera comme l’écueil battu de tous côtés par les vents et la mer; jamais la bonace ou la tempête ne pourront l’ébranler; elle restera éternellement debout.

» Le ciseau de plomb ou la lime pourront tailler le diamant en formes variées, avant que les coups de la Fortune, ou que la colère de l’Amour, aient dompté mon cœur constant, et l’on verra les fleuves troublés et bruyants remonter vers leur source au sommet des Alpes, avant que mes pensées, quoi qu’il arrive de bon ou de mauvais, aient changé de direction.

» C’est à vous, Roger, que j’ai donné le souverain empire sur mon âme, et cet empire est plus fort qu’on ne croit. Quant à moi, je sais bien que jamais foi plus sincère ne fut jurée à l’avènement d’un prince; je sais bien que roi ni empereur au monde ne peut compter sur une plus grande fidélité; vous n’avez pas besoin de faire creuser un fossé, ni de faire élever des tours, pour être sûr que personne ne viendra vous l’enlever.

» Sans que vous ayez à payer des gardiens pour la défendre, elle résistera à tous les assauts. Il n’y a pas de richesse capable de la faire capituler, et un cœur noble ne s’achète pas à vil prix. Je ne connais pas de couronne royale sur laquelle je voulusse seulement abaisser mes yeux, ni de beauté assez puissante sur mon âme, pour me plaire plus que la vôtre.

» Vous n’avez pas à craindre que mon cœur puisse recevoir une nouvelle image. La vôtre y est si profondément gravée, qu’elle ne peut en être effacée. Je n’ai pas un cœur de cire, et j’en ai donné la preuve. Amour peut le frapper cent fois pour une, avant d’en enlever une parcelle, alors que votre image y est peinte.

» L’ivoire, les pierreries et les pierres qui résistent le mieux à la taille peuvent être brisés, mais ne peuvent recevoir une autre forme que celle qu’ils ont primitivement reçue. Mon cœur est aussi résistant que le marbre, et le fer ne peut l’entamer. Amour le briserait plutôt que d’y graver d’autre image que la vôtre.»