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– Je le jure! Et maintenant, Rose, nous sommes mariés pour la vie. Prends cet anneau d’or que j’ai acheté aujourd’hui pour toi; et si je manque à mon serment, que je meure!».

Je ne répéterai pas, madame, le reste de notre conversation. Nos parents mêmes auraient pu l’écouter sans nous faire rougir, et Bernard évita avec soin tout ce qui aurait pu me rappeler la faute que nous avions commise. Moi-même je n’osai y faire la moindre allusion, par un sentiment de pudeur que vous comprendrez aisément. Hélas! il était bien tard pour me garder.

Le lendemain, Bernard partit avec les conscrits de sa classe et alla rejoindre son régiment.

Dès qu’il fut parti, je me trouvai seule comme dans un désert. Je sentais que mes vrais malheurs allaient commencer.

V

Cependant, comme après tout il faut vivre, et comme les pauvres gens ne vivent pas sans manger, et comme ils ne mangent pas sans travailler, et comme il fait froid en hiver, ce qui oblige d’avoir des robes de laine, et chaud en été, ce qui oblige d’avoir des robes de coton, et comme les robes de laine coûtent fort cher, et comme on ne donne pas pour rien les robes de coton, je me remis à travailler comme à l’ordinaire, dès le lendemain du départ de Bernard.

Ce ne fut pas sans une amère tristesse. Bien souvent je baissais la tête sur mon ouvrage, et je m’arrêtais à rêver de l’absent, et à me rappeler les dernières paroles qu’il m’avait dites et les derniers regards qu’il m’avait jetés en partant le sac sur le dos; mais le contremaître de l’atelier ne tardait pas à me réveiller, et je reprenais mon travail avec ardeur.

Car il faut vous dire, madame, que je travaillais dans un atelier avec trente ou quarante ouvrières. Chacune de nous avait son métier et gagnait à peu près soixante-quinze centimes. Pour une femme, et dans ce pays, c’est beaucoup; car les femmes, comme vous savez, sont toujours fort mal payées, et on ne leur confie guère que des ouvrages qui demandent de la patience.

Quinze sous par jour! pensez, madame, si nous avions de quoi mener les violons; encore faut-il excepter les dimanches, où l’on ne travaille pas, les jours de marché, où l’on ne travaille guère, et les jours où l’ouvrage manque, ce qui arrive au moins trois semaines par an. Quand nous avons payé le propriétaire, le boulanger, le beurre, les légumes et les pauvres habits que nous avons sur le corps, jugez s’il nous reste grand’chose et si nous pouvons faire bombance.

Et ce n’est rien encore quand on vit seule ou qu’on n’a pas des enfants à élever et des parents infirmes à soutenir; mais s’il faut élever les enfants (et peut-on les laisser seuls avant l’âge de douze ans?) et travailler en même temps, l’argent du ménage sort presque tout entier de la poche du mari.

Pour moi, qui n’avais ni parents à soutenir, puisque mon père était encore droit et vigoureux, ni enfants à élever, je me trouvais encore l’une des plus riches et des plus favorisées de l’atelier. Quoique la besogne que nous faisions ne fût pas des plus propres, et que parmi la laine et la poussière il y eût bien des occasions de se salir, je savais m’en garantir, et mon bonnet toujours blanc et noué avec soin sous le menton faisait l’envie de mes camarades. «Rose-d’Amour fait la coquette, disait-on; Rose-d’Amour a mis des brides bleues à son bonnet; Rose-d’Amour veut plaire aux garçons.» Et le contremaître de la fabrique commença à me parler d’un ton plus doux qu’à toutes les autres, et à me faire des compliments sur mes beaux yeux, et à me dire qu’il m’aimait de tout son cœur, et qu’il ne tiendrait qu’à moi d’avoir de plus belles robes et de plus beaux fichus que pas une fille de l’atelier, et enfin à vouloir m’embrasser publiquement, par forme de plaisanterie.

Là, madame, je me fâchai. Je ne puis pas dire que ses premiers compliments m’eussent fait de la peine, car enfin l’on est toujours bien aise d’entendre dire qu’on est jolie, surtout quand on n’a pas eu souvent occasion de l’entendre; et franchement, excepté Bernard, les garçons ne m’avaient pas gâtée jusque-là par leurs louanges. Mais quand je vis où le contremaître voulait en venir, je fus indignée de sa conduite, et lorsqu’il m’embrassa, je le repoussai fortement, ce qui l’obligea de s’asseoir brusquement sur un sac de laine pour se garantir de tomber en arrière, et, comme on dit chez nous, les quatre fers en l’air.

Ce commencement, qui aurait dû le décourager, ne fit que l’exciter davantage. Le contremaître, madame, était un gros homme de quarante ans, laid comme les sept péchés capitaux, qui était marié, qui sentait l’eau-de-vie et qui était horriblement brutal. Très-souvent, par pure plaisanterie, il nous donnait des coups de poing dans le dos, ou des coups de pied, ou des tapes sur l’épaule à assommer un bœuf. Ensuite il riait de toutes ses forces. Encore ne fallait-il pas se plaindre, car il était alors tout prêt à recommencer; et si l’on se plaignait au fabricant, il ne faisait qu’en rire, disant que cela ne le regardait pas et que nous saurions toujours bien nous accommoder avec le contremaître, et qu’il ne fallait pas tant faire les renchéries, et toutes sortes de choses que je ne vous rapporterais pas, tant elles sont difficiles à croire.

Cependant, grâce au ciel, j’aurais encore assez bien supporté ses bourrades; mais pour ses caresses, madame, c’était à n’y pas tenir. Comme il savait par les autres filles de l’atelier l’histoire de mes amours avec Bernard, – car le pauvre Bernard avait pris tous ses camarades pour confidents, et ne leur avait rien caché, excepté ce que j’aurais voulu oublier moi-même, – il commença à me dire que Bernard ne reviendrait jamais, qu’il en conterait à toutes les filles qu’il pourrait rencontrer, qu’il était parti pour l’Afrique, et que dans ce pays-là nos soldats ramassaient les mauricaudes au boisseau, qu’il n’y avait qu’à se baisser et prendre, que Bernard n’était certainement pas homme à faire autrement que les autres, que j’en serais pour mes frais de fidélité, et qu’il était bien dommage qu’une fille aussi jolie et aussi aimable que moi fût perdue pour la société.

Je le laissai parler tout son soûl sans lui rien répondre, et je continuai tranquillement mon travail. Ses discours ne faisaient rien sur moi, car j’étais bien résolue à n’aimer jamais que Bernard et à l’attendre éternellement. Les autres filles de l’atelier, un peu jalouses d’abord de la préférence du contremaître, commencèrent, en voyant ma résistance, à se moquer de lui, et son caprice devint une sorte de fureur.

«Mon pauvre Matthieu, disait l’une, tu perds ton temps; Rose-d’Amour ne pense qu’à son bel amoureux; elle ne t’aimera jamais.

– Et pourquoi ne m’aimerait-elle pas, petit tison d’enfer, petit serpent en jupons? Tu m’as bien aimé, toi qui parles.

– Moi?

– Oui, toi; et tu m’en as donné des marques l’année dernière.

– Oh! le menteur.»

Voilà ce qui se disait dans l’atelier, et beaucoup d’autres paroles plus libres que je n’oserais vous répéter ici. Hélas! madame, on nous élève si peu et si mal! Dès que nous sommes nées, il faut marcher; dès que nous marchons, il faut aller à l’atelier; la moitié, que dis-je? les trois quarts d’entre nous n’ont jamais vu l’intérieur d’une école. Comment saurions-nous ce qu’il faut dire et ce qu’il faut faire, si l’on ne nous l’enseigne pas? Ah! les demoiselles qui sont riches, qui sont bien vêtues, bien chaussées, bien couchées, conduites en classe dès le matin et ramenées le soir, qui apprennent à lire, à calculer, à prier Dieu, à faire de la musique, – ces demoiselles-là sont bien heureuses en comparaison de nous qui naissons au hasard, vivons par miracle et mourons si souvent sans secours.