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Dans le noir, Martine attrapa sa veste et se faufila vers la porte… Elle entra dans une autre nuit, pleine d’air, de pluie, traversa l’enclos boueux, courut dans le chemin, courut sur la grande route. Quelle heure pouvait-il bien être ? Et s’il était trop tard pour frapper chez Cécile ? Martine courait le long de la nationale… Une voiture la prit dans ses phares… une autre… Elle ne verrait l’heure qu’au cadran de l’église, et encore, si le clair de lune venait dessus… Mais aux premières maisons du pays elle se rassura : puisqu’il y avait encore de la lumière chez le père Malloire, il ne pouvait être bien tard. Les rues étaient vides, mais ici et là, il y avait de la lumière… chez le gazier… chez le notaire, sur la place, où, en retrait, se cachait l’église. Et même l’horloge, là-haut, dans le noir du ciel, se mit obligeamment à sonner. Sans hâte… dix heures ! C’était la limite… Martine arriva à la maison de la coiffeuse, derrière l’église, époumonée, haletante, un point dans le côté. Elle frappa à la fenêtre. La porte s’ouvrit et dans l’ombre où l’on devinait l’appareil de la permanente comme un arbre, et la lueur noire d’une glace, apparut la coiffeuse :

— Martine… C’est à cette heure que tu viens ! Il n’y a rien de cassé ?

— M’man m’a dit qu’elle aimait mieux que je file, vu que le père, il allait venir ce soir.

— Bon… entre, ma fille.

MARTINE-PERDUE-DANS-LES-BOIS

Le père… On l’appelait le père, bien que Marie Vénin l’eût épousé quand elle avait déjà ses deux aînées, de pères différents et tous deux inconnus. Le mariage était le résultat de tractations entre le curé du village — où Marie était née de parents qui travaillaient dans un équarrissage — et le maire du pays qu’elle habitait maintenant : on disait que le maire était le père de l’aînée des gosses ; on le savait coureur, or, il y a quinze ans, il n’y a pas à dire, Marie était une fort belle fille, qui faisait courir les hommes. Toujours est-il que le maire obtint du Conseil municipal qu’on accordât à Marie un terrain au bout du village, derrière un rideau d’arbres. Il était entendu qu’elle prendrait pour époux Pierre Peigner, le bûcheron, et qu’ils s’arrangeraient tous les deux pour cultiver ce terrain et y bâtir un pavillon qui ne déparerait point les abords du pays. Pierre Peigner était travailleur, bien qu’un peu porté sur la boisson. Il accepta la femme avec les deux gosses, dédommagé par le bout de terrain et par Marie elle-même, toujours belle fille, avec ce sourire imperméable à tous les soucis. Pierre Peigner reconnut les deux aînées, tant il était épris de Marie, heureux d’avance de tout ce que la vie allait maintenant lui apporter d’inattendu, et le bien-être, et une femme bien à lui. Une femme qui ressemblait à une grande fleur de soleil, avec sa crinière dorée autour d’un visage hâlé et rond, avec ce sourire perpétuellement au beau fixe, et un petit corps robuste, d’une santé inoxydable comme l’acier. Elle était coquette, et si elle se lavait rarement, elle mettait une fleur dans ses cheveux jamais peignés, un collier autour d’un cou-tige. Et quand sa voix portait loin des mots malsonnants, son visage restait amène, les lèvres souriaient. Que pouvait-il rêver de mieux, Pierre Peigner, enfant de l’Assistance ? De sa vie, il n’avait été à pareille fête.

Pour commencer il bâtit une cabane en vieilles planches, comme le font les bûcherons près d’une coupe de bois, le temps de la coupe. Il se mit à défricher le terrain, à bêcher, à semer et planter, et lorsque le maire, qui venait de temps en temps faire une petite visite aux jeunes mariés, lui a reproché que la cabane ne fût pas bien réjouissante à voir, Pierre Peigner lui dit avec indignation qu’il ne pouvait pas s’occuper de tout à la fois, que ce n’était là qu’un début, qu’il fallait lui laisser le temps de souffler, que tout allait être refait convenablement, avec de jolies couleurs, que Marie planterait des fleurs, et que même, s’il voulait savoir, il y aurait un jet d’eau et une allée avec du gravier.

Il y avait de cela des années. La première fois que Pierre Peigner a surpris Marie avec un homme dans leur lit conjugal, le rempailleur de chaises qui s’éternisait au pays… Avec le temps, il s’était résigné, ayant compris qu’il n’y avait rien à faire : il pouvait crier, sortir son couteau, lever et abattre les poings, rien n’aurait pu contrecarrer la passion que Marie avait des hommes. Pierre couchait dans les bois et se soûlait. Il revint un beau jour pour annoncer qu’il voulait divorcer. Divorcer ? Qu’est-ce que divorcer ? Défaire le mariage ? Marie n’avait pas d’objection à défaire le mariage, elle n’avait jamais tenu à se marier, alors… Ils divorcèrent au grand étonnement de tout le pays où cela ne s’était jamais vu. Après quoi, Pierre Peigner revint chez Marie et continua à travailler le bout de terrain et à rapporter à Marie l’argent qu’il gagnait ici et là, faisant le bûcheron, ramassant les betteraves. Mais il avait des idées sur l’honneur, et ne voulait pas que les gosses que Marie pourrait avoir portassent son nom. Pour les deux aînées, il les avait reconnues, c’était chose faite, mais ce n’était pas pareil, c’était un beau geste, il n’était pas cocu pour autant. Bref, Francine et Martine portèrent le nom de Peigner, et tous les suivants furent des Vénin, comme la mère. Néanmoins, pour les gosses, Pierre Peigner était le père, et quand il rentrait, il fallait qu’ils filent droit, c’est la mère qui l’exigeait, ils devaient le respect à leur père. Pour le reste… Marie attirait les hommes à cinquante kilomètres à la ronde.

La baraque en vieilles planches ne devint jamais une jolie maison, il n’y eut ni fleurs, ni jet d’eau, ni gravier… En marge du village, derrière le rideau d’arbres, dans une cabane sans eau ni lumière, avec les rats qui passaient sur le visage des dormeurs, Marie était heureuse dans les bras des hommes, et faisait des enfants, comme une chatte.

Les enfants de Marie étaient des enfants bien élevés, bien sages et bien polis, ils ne manquaient jamais de dire « Bonjour, Madame » ou « Merci, Monsieur », Marie n’aurait pas toléré l’effronterie autour d’elle. Elle avait la main leste et dure, et les enfants étaient habitués à faire ou à ne pas faire, selon ses ordres, et à croire ses menaces de raclées qui jamais n’étaient vaines. Il se produisait probablement dans la tête des gosses la même chose que dans la tête d’un chien que l’on dresse : lorsqu’ils s’abstenaient de faire ceci ou cela ou, au contraire, lorsqu’ils faisaient une chose ou une autre, ils obéissaient sans en savoir le pourquoi. Pourquoi ils ne devaient pas faire leurs besoins à l’intérieur de la cabane, par terre, pourquoi il ne fallait pas enfoncer des épingles dans le ventre du petit frère, pourquoi les jours de fêtes il fallait toucher à l’eau, se laver le visage et les mains, pourquoi il fallait un beau jour aller à l’école et non ailleurs, pourquoi il fallait quitter la maison quand les inconnus y venaient voir leur mère, bien que ce qu’ils y faisaient avec elle ne fût pas un secret. Affaire d’expérience que tout cela — tel acte provoquait telle riposte — et, bien sûr, il y avait des gestes encore inédits et spontanés, où la réaction de la mère était imprévisible et étonnante. Il s’agissait de ne pas recommencer. Ainsi de la première excursion indépendante que Martine fit dans les grands bois environnants et qui se termina par une fessée magistrale. Partie tôt le matin, elle s’était perdue, et elle était restée dans les bois toute la journée, la nuit qui suivit, le jour et encore la nuit. Martine, cinq ans, dormait béatement sur la mousse, au pied d’un grand chêne, pendant qu’une battue monstre peignait les bois. C’est ainsi qu’elle avait acquis une notoriété dans le village, où on ne l’appelait plus que Martine-perdue-dans-les-bois. Une drôle de petite bonne femme, courageuse, deux jours et deux nuits seule dans les bois ! Une autre, on l’aurait trouvée épuisée de faim, de cris et de larmes, elle, point du tout ! Quand elle a été réveillée dans le noir par tous ces gens, avec des chiens et des lanternes, elle a tendu les bras à l’inconnu penché sur elle et s’est mise à rire. On avait parlé de son aventure dans les journaux locaux, et même sur les journaux de Paris. La fessée qui suivit cet exploit, Martine s’en souviendrait ! Elle était mémorable, et ne parut pourtant que naturelle à Martine, comme toutes les autres claques et fessées reçues, inévitables de toute évidence, puisque les grandes personnes étaient plus fortes que les petites. Le pire était que les sévices se déclenchaient souvent de façon imprévisible, car pour Martine, tout comme pour ses frères et sa sœur, il n’y avait pas de lien de cause à effet. Comment Martine aurait-elle deviné que de se promener dans les bois et dormir sous un arbre entraînerait une pareille raclée ? Pourquoi la mère tout en la fessant pleurait-elle et riait-elle en même temps ? Tandis que les gens du village semblaient au contraire contents de ce qu’elle avait fait, et quand, avec ses cinq ans, traînant un cabas plus gros que sa petite personne, elle venait aux commissions, c’était souvent qu’on lui donnait une sucette, un fruit, une tablette de chocolat, et des sourires et des tapes amicales, des caresses. Elle était si gentille, si mignonne, surtout l’été, quand on lui voyait tout ce que le bon Dieu lui a donné, avec juste une petite culotte sur le corps, bronzée noir, déjà toute en jambes, et fessue avec ça ! Et ces mèches noires et plates qui pendaient droit autour d’un étrange petit visage, comme on n’en voyait point en Seine-et-Oise. Gentille, gentille comme un petit animal exotique, et réfléchie avec ça, sensée, une vraie petite femme ! Un jour de grande chaleur, lorsque sa mère lui avait ramassé toutes ses mèches sur le sommet de la tête, en chignon comme une dame, avec des épingles à cheveux, le village entier a ri, amoureux de cette Martine-perdue-dans-les-bois. De qui tenait-elle ? On se mettait à rêver au père, on n’avait pourtant pas souvenir d’avoir vu passer dans les parages quelqu’un venant des colonies, un jaune ou un noir… De qui tenait cette enfant ?