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— Bien sûr… — Martine se leva. — Je laisse cela entre vos mains… Il n’y a pas quelque chose dans le genre d’une clef ?

— Non, Madame, j’avoue… Il ne viendrait à l’idée de personne… Je me demande d’ailleurs si une clef existe. — Me Valatte ouvrait la porte :

— Vous avez votre voiture, Madame ?

— Non, je suis venue par le car.

— Si vous vouliez visiter les lieux, je suis à votre disposition pour vous y conduire…

— Vous êtes trop aimable… Ce n’est vraiment pas loin, je vais y aller à pied.

Il était tard. À l’étude, il n’y avait plus qu’une seule dactylo qui remettait la housse sur sa machine à écrire et attendait avec une impatience visible que le patron en eût fini, pour lui faire signer les lettres. Me Valatte s’inclina encore une fois :

— Je m’occupe de votre affaire, Madame… Mes hommages…

Martine suivit la rue… Le bureau de tabac où elle venait chercher des allumettes avait maintenant dans la rue des bacs en ciment garnis de fleurs. Est-ce que cette teigne de Marie-Rose y trônait toujours ? La devanture de la marchande de couleurs était aussi poussiéreuse que dans le temps… Encore une pompe à essence… Mais on a donc démoli la maisonnette du gazier ! Devant la pompe, du gazon, des fleurs, et un homme en combinaison d’un bleu vif, en train de donner de l’essence à une D. S. noire à toit blanc… Devant la maison du père Malloire, un vieillard était assis dans un fauteuil de rotin déverni… Serait-ce le père Malloire lui-même ? Son potager, au-delà de la maison, n’était pas cultivé, un rosier sauvage s’appuyait lourdement à la clôture de châtaignier qui ne tenait plus debout. Le vieux, le menton dans les mains croisées sur sa canne, suivait Martine du regard. La maison du père Malloire était la dernière du pays, après il n’y avait que les champs, et la route goudronnée remplaçait les pavés de la rue villageoise. Martine dépassa le tournant, le chemin qui menait directement à la cabane : elle ne voulait pas l’affronter tout de suite, elle avait envie de se promener dans sa forêt, retarder… Personne ne l’attendait, nulle part, elle n’avait pas d’heure.

Martine s’enfonçait dans la forêt… Elle éprouvait un soulagement comme si elle avait enlevé un corset serré, elle respirait de toute sa peau, de la poitrine, du ventre, elle était le poisson qui a retrouvé l’eau. Pour la première fois depuis l’annonce faite par Daniel, elle sentait quelque chose en dehors de l’intolérable. Elle essaya de faire des moulinets avec les bras, remua les épaules, le cou… Tout fonctionnait. Les parfums de la forêt venaient au-devant d’elle, les mousses cédaient obligeamment sous ses pas et se remettaient en place comme le caoutchouc-mousse de l’Institut de beauté… Les yeux fureteurs de Martine cherchaient machinalement, à droite et à gauche, ce qui pouvait y pousser à cette époque de l’année… violettes, muguets… Voici la clairière qu’elle savait détrempée à toutes les époques de l’année, même en plein été. Assise sur une grosse pierre posée là comme dans un opéra, au pied d’un immense peuplier garni de gui, elle regardait la surface verte, d’un vert pas naturel, chimique, vénéneux, les herbes gorgées d’eau recouvrant le marécage, traîtresses… S’enliser là-dedans… La pire des morts lentes. On s’enfonce, on s’enfonce indéfiniment, et, tout autour, rien de dur, de stable, à quoi s’accrocher, s’appuyer… en dessous, cela vous tire, vous tire par les pieds… la bouche s’enfonce, le nez s’enfonce, les yeux… Un cadavre debout s’enfonce, s’enfonce. Martine renversa la tête. Le ciel était bleu et les troupeaux de moutons blancs et frisés y paissaient en paix. Martine se leva et tout de suite obliqua de côté, cherchant la terre ferme… Les grands sapins, les aiguilles jonchant la terre, vernies et brillantes comme un parquet vitrifié, inusable. Oh ! une coupe… Martine sentit un vide dans la tête et pressa le pas dans la direction de la nationale qu’on voyait très bien maintenant que les arbres étaient abattus… Elle marchait entre les souches toutes fraîches, saignantes. Devant elle, sur la route, filaient des voitures. Un petit fossé, et la voilà sur le bord de la nationale… Ah, mais elle a doublé de largeur ! Les voitures se suivaient dans les deux sens… Bjik… bjik… faisaient-elles au passage.

Martine marchait sur le bas-côté, déplacée comme le serait un promeneur le long des rails du métro. De son temps, c’était une route ordinaire où les gars du village allaient faire de la vitesse sur leur vélo. Elle marcherait jusqu’à l’hostellerie et, de là, prendrait le chemin direct pour la cabane. Si l’hostellerie était toujours là.

Elle était toujours là. Trop tôt encore pour le « poulet à l’estragon », sans quoi Martine se le serait bien payé. Elle s’approcha, côté forêt, de ce treillage à travers lequel, autrefois, elle avait regardé les gens s’empiffrer… Les rosiers grimpants sur le treillage n’avaient encore que des feuilles tendres et des grappes de boutons. Martine regardait les garçons en veste blanche qui finissaient de mettre le couvert. Des gens arrivaient, des pas crissaient… « Il fera bon, ce soir, disait le garçon, mais si vous préférez la terrasse, ou, à l’intérieur… » Elle sera toujours celle qui regarde vivre les autres, sans qu’ils s’en doutent, comme une voleuse. Une pie noire et voleuse.

Martine fit le tour et se présenta à l’entrée de l’hostellerie, côté route. Il y avait déjà plusieurs voitures devant, et du monde sur la terrasse. Martine traversa le restaurant et se hissa sur un tabouret du bar, au fond. Ici, il n’y avait encore personne, la salle entière attendait, parée, fleurie… Comme c’était joli… encore des meubles en rotin, et plus beaux que les siens… et les appliques ! ces mains noires tenant des flambeaux… Dans l’immense cheminée, des poulets tournaient sur des broches au-dessus d’un feu rougeoyant… Des branches de prunus, roses, délicates, dans des vases énormes… des tulipes, des jacinthes sur toutes les tables…

Le chasseur regarda Martine avec curiosité, lorsqu’elle lui dit qu’elle n’avait pas de voiture, et la suivit du regard jusqu’à ce que l’arrivée d’une voiture lui eût rappelé ses obligations. Martine s’éloignait sur le bas-côté de la grande route, les voitures la frôlaient presque et elle se tordait les pieds : ici, il n’y avait rien de prévu pour les piétons. Le jour baissait, Martine prit un raccourci pour gagner le chemin de la cabane, derrière le rideau d’arbres.

Le crépuscule s’épaississait, sur le point de devenir nuit. De loin, Martine distingua devant la cabane un camion penché de côté. Elle s’approcha, contourna le camion : derrière la haie de broussailles, la palissade renversée, c’était comme une poubelle sans couvercle, qui débordait… Un grand silence. Martine cherchait des yeux le conducteur du camion : personne. Elle sentait la nuit la cerner, le brouillard, comme une fumée épaisse laissée par un train depuis longtemps passé, lui brouillait la vue. Il n’y avait pas trace de passage vers la porte de la cabane, comme si c’était une tombe oubliée. Martine s’engagea sur ce terrain à décharge, trébucha sur une chaîne qui cogna contre quelque chose de métallique et de sonore… Il n’y avait pas de chien au bout, il n’y eut pas d’aboiements… mais dans la porte de la cabane avait apparu un homme : un peu courbé, comme une cariatide, il semblait tenir sur ses épaules cette niche à chien, pourrie, et, immobile, regardait venir Martine. Elle s’approcha, s’arrêta devant lui… L’homme était très grand, il portait sur ses muscles un pantalon bleu, un maillot de corps à larges mailles, et des bottes en caoutchouc. On pouvait encore voir que ses yeux étaient d’un bleu très clair, des yeux d’empereur… il n’était pas rasé… La cariatide s’avança, se redressa, déploya ses épaules… fit entendre sa voix :