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Elles partirent dans des suppositions, et des divagations : comment, pourquoi Daniel pourrait revenir au village maintenant que son oncle était mort et que les cousins, pas seulement l’aîné, mais les deux autres aussi, travaillaient chez Donelle père, à la pépinière. Peut-être, en été, à la baignade ? Ça allait reprendre, la baignade, puisque les Boches n’étaient plus là. Martine, et, avec elle Cécile, fondaient de grands espoirs sur la baignade pour faire revenir Daniel dans le pays. Autrefois, on disait que Daniel couchait avec cette affreuse, la femme du fermier, la Catherine, mais maintenant c’était plus possible, tous les Boches lui avaient passé dessus. Les petites employaient un langage cru, elles ne le savaient pas, elles avaient la grossièreté de l’innocence. Non, Daniel ne la baiserait pas après les Boches… Il n’y avait rien pour l’attirer au village. La baignade seule, peut-être, il fallait attendre l’été, au mieux, le printemps. Elles parlaient, elles parlaient…

L’EMBRASEMENT

C’était la fin des études pour Martine, l’institutrice avait essayé de la persuader de continuer, avec le brevet supérieur, elle aurait plus de chances de réussite dans la vie… Non, Martine ne voulait pas en entendre parler et puisque M’man Donzert était d’accord, Martine resterait chez elle et y apprendrait le métier de coiffeuse.

Quand Martine se mettait quelque chose en tête… Maintenant qu’elle avait terminé l’école et qu’elle allait travailler au « salon de coiffure », sa mère n’avait plus rien à dire, c’était régulier. Mme Donzert vint en personne à la cabane et dit à Marie qu’elle aimerait prendre Martine en apprentissage : Martine serait, pour commencer, logée, nourrie et habillée, ensuite on verrait, selon ses dispositions… Elle aurait ses dimanches pour aller voir la famille. Mme Donzert, assise devant la table, dans la cabane, essayait d’avaler le café que Marie avait fait spécialement pour elle. Francine, l’aînée, revenait du sana. À la voir-si pâle, la poitrine creuse, des rides comme une vieille, on pouvait se demander pourquoi on ne l’y avait pas gardée ? Elle tenait par la main le dernier-né, un petit frère qui ne savait pas encore marcher, les quatre autres, des loques sur le dos à ne pas reconnaître ce que cela avait bien pu être du temps où c’était neuf, restaient à distance, épiant Mme Donzert avec une curiosité intense. Sales à ne pas y croire, ils ne semblaient pas malheureux, et on ne pouvait que rire en les regardant, tant ils étaient drôles avec leurs faces de grenouilles réjouies. Jamais Mme Donzert n’avait vu pareil intérieur, une poubelle était un jardin parfumé à comparer à ce lieu. Martine, la malheureuse enfant, ne lui en fut que plus chère. Et la cour, alors, ou plutôt l’enclos… Marie et la marmaille accompagnèrent Mme Donzert jusqu’au portillon que, de toute évidence, on ne fermait plus depuis des années, il était à moitié enfoncé dans la terre, l’herbe, les cailloux. « Fais bonjour à Madame… » disait Francine au tout-petit, qui avait suivi le mouvement, accroché à sa jupe, mal assuré sur ses jambes potelées et, soudain, assis sur les fesses nues dans la poussière de l’enclos. Il remua une petite main minuscule dans la direction de Mme Donzert. Un chien broussailleux vint tout joyeux lécher le visage du petit qui s’agrippa à sa patte… Mme Donzert sortit de cet univers, toute bouleversée.

« C’est entendu, dit-elle à Martine, ta mère m’autorise à te prendre en apprentissage. Tu pourras aller lui dire bonjour le dimanche… » Et elle monta se changer.

C’est ainsi que Martine passa d’un univers à l’autre. Elle faisait maintenant de droit partie de la maison de Mme Donzert, du ripolin, linoléum, chêne clair, savons et lotions.

La coiffeuse était veuve. Une photo agrandie de son mari occupait la place d’honneur au-dessus de la cheminée. Il était menuisier dans le pays et gagnait bien sa vie. Parisienne, elle avait d’abord souffert de se trouver comme ça dans la paix des champs, mais vint Cécile, et elle s’était habituée à ce calme. Après la mort de son mari, elle avait vendu l’atelier qui se trouvait à quelques pas de la maison, remis à neuf son salon de coiffure, fait venir un appareil moderne pour la permanente, si bien que même les Parisiennes en villégiature venaient se coiffer chez elle, et même des personnes de R…, du château. Pendant les mois de vacances, le salon ne désemplissait pas et l’aide de Martine n’était pas de trop. Dès ce premier été, elle avait appris à faire le shampooing sur les têtes de Mme Donzert et de Cécile, mais Mme Donzert ne prenait pas de risque, et elle laissait Martine d’abord s’habituer au salon, à la clientèle, lui faisant balayer les cheveux coupés, nettoyer et astiquer émail et nickel — et dans l’astiquage Martine se révéla inégalable — il fallait voir comment tout cela brillait ! Elle savait aussi sourire à la clientèle, silencieuse et affable, habillée d’une blouse blanche, plus blanche encore à côté de ce teint d’or, de ces cheveux profondément noirs, avec un gros chignon lisse dans le cou, et à quinze ans, ce chignon de femme avait quelque chose de particulièrement séduisant. Elle était nette et sans bavures. Mme Donzert, qui croyait faire une bonne action, avait fait une bonne affaire. Cécile tenait le ménage, faisait la cuisine, elle n’aimait pas s’occuper du salon, et allait suivre des cours complémentaires à R… : il lui fallait le brevet supérieur, si elle voulait ensuite apprendre la sténodactylo à Paris. Mme Donzert faisait des affaires d’or ; elle dut installer un deuxième lavabo pour les shampooings et acheter un autre séchoir. Bientôt, elle fut obligée de confier à Martine même les permanentes, sinon la coupe… et Martine se débrouillait fort bien.

Tous les mois, Mme Donzert se rendait à Paris. Il lui arrivait de rester coucher chez une cousine à elle. Il fallait bien qu’elle y allât pour renouveler les stocks du salon, et acheter ce dont ses filles et elle-même pouvaient avoir besoin. Elle disait et pensait — mes filles, au pluriel, ne distinguant plus entre elles, les habillant souvent pareil, admirant autant sa petite blonde-tendre que Martine. Cécile ressemblait à sa mère, sauf qu’elle était toute mince, mince comme sa mère avait dû être à son âge, tandis que maintenant Mme Donzert était plutôt grassouillette, gourmande et n’aimant pas se priver. Et elle et Cécile étaient des cordons bleus. Aussi le nez fin et court de Mme Donzert faisait-il menu entre ses joues pleines, et les lunettes qu’elle devait malheureusement porter n’y prenaient guère assise. Cécile avait les yeux pervenche de sa mère, mais sans lunettes, et ses beaux cheveux cendrés, pour ne pas dire filasse. Bref, tous les éléments étaient réunis pour que, après trente ans, elle ressemble à sa mère point par point, ce qui n’était pas désagréable comme avenir, mais pas du tout le genre Ophélie qu’elle avait maintenant, romanesque, fluette et virginale.

On commençait à oublier l’Occupation, on s’habituait si bien à la Libération que le bonheur devenu quotidien ne se ressentait plus guère. Le retour de l’essence et la disparition des tickets… pour le reste, on y comprenait encore moins que pendant la drôle de guerre, c’était sûrement une drôle de paix, à croire que les Boches avaient gagné la guerre, les collaborateurs reprenant du poil de la bête à n’y rien comprendre, même quand on n’essayait pas trop, et on tombait constamment sur des surprises, les prisonniers de retour de là-bas n’étaient pas contents, le charron ne retrouvait pas sa clientèle qui lui avait été prise par celui de R…, un collaborateur pourtant, le pharmacien avait eu du mal à déloger de la pharmacie son remplaçant… Il y avait partout de l’amertume…