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Vers 16 h 55, il a posé son téléphone mobile sur la table, à la verticale, l’objectif fixé vers l’immeuble ; il s’est penché pour vérifier le cadrage, corriger la position. La date et l’heure s’affichent en bas de l’écran. Aujourd’hui, il ne se passe rien, nulle part, qui ne soit capté par un appareil, qui ne génère au moins une image instantanée. Ainsi, même cette explosion, inattendue et improbable à cet endroit de Paris, sera immortalisée par une vidéo. La chose est évidemment facilitée par le fait que c’est le poseur de bombe qui assure le reportage. C’est un peu comme si Jupiter avait tenu lui-même la caméra à Fukushima.

L’explosion a lieu à une cinquantaine de mètres de là. Il a beau s’y attendre et même l’espérer, l’ampleur le sidère. Il entrouvre la bouche, son visage affiche une mimique à la fois admirative et affolée.

La détonation vient gifler les clients du café et faire trembler le sol, comme si, sous leurs pieds, le métro avait soudain cédé sa place au TGV ; les tables sont saisies de convulsions, les verres s’entrechoquent puis se renversent, il faudra plusieurs secondes avant que les regards stupéfaits se tournent dans la bonne direction. Ce sera exactement l’instant ou l’échafaudage se mettra en mouvement avant de s’effondrer dans un fracas épouvantable.

Le jeune homme se lève et part sans même payer sa consommation, mais personne ne pensera à cela. En quelques enjambées, il est loin, il marche en direction du métro.

Appelons-le Jean. En fait, il s’appelle John, mais c’est une longue histoire, il se fait appeler Jean depuis l’adolescence, on s’intéressera à ça plus tard. Donc, pour le moment, Jean.

La bombe a convenablement fonctionné ; sur ce plan, il a tout lieu d’être satisfait. Même s’il a des inquiétudes sur le bilan exact de l’opération, elle devrait porter ses fruits.

Les rescapés tentent déjà de secourir les victimes restées au sol. Jean s’engouffre dans le métro.

Lui ne va secourir personne. Il est le poseur de bombe.

17 h 10

Camille Verhœven, c’est un mètre quarante-cinq de colère. Un mètre quarante-cinq, c’est peu pour un homme, mais pour de la colère concentrée, c’est énorme. Sans compter que pour un flic, la fureur, même rentrée, n’est pas une vertu cardinale. Au mieux, c’est une aubaine pour les journalistes (dans quelques affaires médiatiques, ses réponses au rasoir ont eu pas mal de succès), mais avant tout, c’est un casse-tête pour la hiérarchie, pour les témoins, les collègues, les juges, à peu près tout le monde.

Camille crie ou s’emporte parfois, mais il se méfie terriblement de lui-même. C’est plutôt le type à bouillir de l’intérieur. Pas trop le genre à taper du poing. D’ailleurs, il fait bien, parce que dans sa voiture, à cause de sa taille, toutes les commandes sont au volant, il faut faire attention où vous posez les doigts, un geste intempestif et vous voilà dans le décor.

Son irritation d’aujourd’hui (il trouve un motif par jour) est survenue pendant sa toilette, il s’est vu dans le miroir, il s’est déplu. Il ne s’est jamais beaucoup aimé, mais jusqu’ici, il a toujours lutté victorieusement contre le ressentiment de n’avoir pas grandi comme les autres. En fait, depuis la mort d’Irène, sa femme, il y a des moments où la détestation de soi prend des proportions inquiétantes.

Il y a six mois qu’il n’avait pas utilisé ses congés. Mais sa dernière grosse affaire s’est soldée par un échec : la fille qu’il cherchait était morte quand il l’a retrouvée[1], ça l’a pas mal bousculé (en réalité, ce n’est pas un échec à proprement parler, il a arrêté l’assassin, mais c’est comme ça avec Camille, il regarde toujours le mauvais côté des choses). Et donc, il a pris quelques jours. Il a failli proposer à Anne de le rejoindre à la campagne, c’était l’occasion de lui faire découvrir son refuge, mais non, il n’y a pas assez longtemps qu’ils se connaissent, il a préféré être seul.

Il a passé trois jours à dessiner, à peindre. Il a trop de talent pour être flic, mais pas assez pour être artiste. Alors, il est flic. De toute manière, il n’aurait pas voulu être un artiste.

En voiture, comme chez lui, Camille n’écoute jamais de musique, ça le distrait de ses pensées. Avec son goût pour les formules lapidaires, il simplifie en disant « Je n’aime pas la musique ». Et au fond, c’est vrai, s’il aimait cela, il en achèterait, il en écouterait. Or il ne le fait jamais. Alors, autour de lui : quoi, comment peut-on ne pas aimer la musique, c’est invraisemblable, on n’y croit pas, on le fait répéter, ça alors, on en reste comme deux ronds de flan, c’est inconcevable, ne pas aimer la peinture ou la lecture, passe encore, on peut comprendre, mais la musique ! Alors Camille en rajoute, c’est plus fort que lui, ce genre de réaction, ça l’encourage, il est ainsi, c’est un type vraiment chiant parfois. Un jour, Irène lui a dit : « Dommage que les misogynes ne te connaissent pas, ça les aiderait à relativiser. »

À défaut de musique, Camille écoute les radios d’information continue.

Le premier flash spécial intervient à l’instant où il allume. « … d’une puissante explosion dans le 18e arrondissement de Paris. Les causes exactes ne sont pas encore connues, mais il s’agirait d’un sinistre de grande ampleur. »

Le genre de nouvelle à laquelle vous ne prêtez attention que si vous habitez le quartier, ou si le nombre de morts est vraiment spectaculaire.

Camille poursuit sa route et suit les flashes d’information : « Les secours sont sur place. On ignore le nombre de victimes. Selon certains témoins, il semble… »

Ce que Camille craint, avec cette information, ce sont les encombrements à l’entrée de Paris.

17 h 20

C’est quelque chose, un pays moderne.

Les victimes ont à peine le temps de retrouver leurs esprits que les pompiers sont déjà sur place. Quatre casernes mobilisées. Des ambulances et les unités d’intervention convergent vers les lieux du drame à une vitesse hallucinante tandis que le SAMU, à la lisière du périmètre que la police a aussitôt ceinturé, ouvre les portes de ses véhicules pour débarquer des civières, des couvertures de survie, des appareils de perfusion ; on décharge des cartons de produits pharmaceutiques, de désinfectants, de bandages ; des techniciens calmes, rapides, précis, occupent chacun le poste que le Plan de secours et d’évacuation leur assigne. Les urgentistes sont déjà au travail. La Sécurité civile dispatche, organise, fait passer des lignes informatiques et téléphoniques. Les tentes destinées aux premiers soins semblent émerger de la poussière de l’explosion qui n’en finit pas de retomber.

Sous cet angle, on voit à quoi servent nos impôts.

Ah oui, il y a également les journalistes. Des professionnels eux aussi. Les camions des chaînes de radio et d’information continue arrivent en même temps que les secours ; on tire les câbles, on s’apprête aux premiers directs ; des reporters qui jouent aux correspondants de guerre cherchent la bonne place, celle où les décombres seront visibles derrière eux, pendant leur intervention.

C’est ça, une démocratie moderne : un pays où les professionnels ont pris le pouvoir.

17 h 30

Ministère de l’Intérieur. Réunion de crise.

— Que dit le PR ? demande le chef de cabinet.

Le ministre de l’Intérieur ne répond pas, ce que dit le président ne regarde personne. D’autant qu’il est comme tout le monde, le président, il attend d’en savoir plus.

Le ministre s’avance, mais reste debout, signe qu’il n’a pas l’intention de s’attarder. Il donne, d’un signe de tête, la parole au patron de la Direction centrale du renseignement intérieur, la DCRI, qui confirme ce que chacun pense depuis l’annonce de l’explosion : pas d’islamiste dans ce coup. Ça ne durera peut-être pas, mais on est en phase d’accalmie sur ce front-là. Les tractations avec les groupuscules leaders avancent positivement depuis plusieurs mois dans le secret absolu : le gouvernement s’apprête — en démentant l’information — à lâcher un gros paquet d’euros pour récupérer deux otages, les intégristes n’ont aucun intérêt à sectionner le pipeline qui leur permet d’aspirer une partie du Trésor français. Sans compter que ce n’est ni leur technique ni leur genre de lieu, aucun signalement ne fait état d’une action suspecte ni chez les indics ni chez les agents infiltrés, rien, non, vraiment…

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1

Alex, Le Livre de Poche n° 32580, 2011.