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— Alors, vous vous intéressez à l’Émigration ?

— Beaucoup.

— Mais pourtant, vous êtes encore jeune…

Jeune ? Je n’avais jamais pensé que je pouvais être jeune. Un grand miroir avec un cadre doré était accroché au mur, tout près de moi. J’ai regardé mon visage. Jeune ?

— Oh… je ne suis pas si jeune que cela…

Il y eut un moment de silence. Allongés tous deux de chaque côté de la pièce, nous ressemblions à des fumeurs d’opium.

— Je reviens d’un service funèbre, me dit-il. Dommage que vous n’ayez pas rencontré cette très vieille femme qui est morte… Elle aurait pu vous raconter des tas de choses… C’était une des personnalités les plus remarquables de l’Émigration…

— Ah bon ?

— Une femme très courageuse. Au début, elle avait créé un petit salon de thé, rue du Mont-Thabor, et elle aidait tout le monde… C’était très difficile…

Il s’assit sur le rebord du lit, le dos voûté, les bras croisés.

— J’avais quinze ans à l’époque… Si je fais le compte, il ne reste plus grand monde…

— Il reste… Georges Sacher…, dis-je au hasard.

— Plus pour très longtemps. Vous le connaissez ?

Était-ce le vieillard en plâtre ? Ou le gros chauve à tête de Mongol ?

— Écoutez, me dit-il. Je ne peux plus parler de tout ça… Ça me rend trop triste… Je peux simplement vous montrer des photos… Il y a les noms et les dates derrière… vous vous débrouillerez…

— Vous êtes vraiment gentil de vous donner tant de mal.

Il me sourit.

— J’ai des tas de photos… J’ai mis les noms et les dates derrière parce qu’on oublie tout…

Il se leva et, en se courbant, passa dans la pièce voisine.

Je l’entendis ouvrir un tiroir. Il revint, une grande boîte rouge à la main, s’assit par terre, et appuya son dos au rebord du lit.

— Venez vous mettre à côté de moi. Ce sera plus pratique pour regarder les photos.

Je m’exécutai. Le nom d’un confiseur était gravé en lettres gothiques sur le couvercle de la boîte. Il l’ouvrit. Elle était pleine de photos.

— Vous avez là-dedans, me dit-il, les principales figures de l’Émigration.

Il me passait les photos une par une en m’annonçant le nom et la date qu’il avait lus au verso, et c’était une litanie à laquelle les noms russes donnaient une sonorité particulière, tantôt éclatante comme un bruit de cymbales, tantôt plaintive ou presque étouffée. Troubetskoï. Orbeliani. Cheremeteff. Galitzine. Eristoff. Obolensky. Bagration. Tchavtchavadzé… Parfois, il me reprenait une photo, consultait à nouveau le nom et la date. Photos de fête. La table du grand-duc Boris à un gala du Château-Basque, bien après la Révolution. Et cette floraison de visages sur la photo d’un dîner « blanc et noir » de 1914… Photos d’une classe du lycée Alexandre de Pétersbourg.

— Mon frère aîné…

Il me passait les photos de plus en plus vite et ne les regardait même plus. Apparemment, il avait hâte d’en finir. Soudain je m’arrêtai sur l’une d’elles, d’un papier plus épais que les autres et au dos de laquelle il n’y avait aucune indication.

— Alors ? me demanda-t-il, quelque chose vous intrigue, monsieur ?

Au premier plan, un vieil homme, raide et souriant, assis sur un fauteuil. Derrière lui, une jeune femme blonde aux yeux très clairs. Tout autour, de petits groupes de gens dont la plupart étaient de dos. Et vers la gauche, le bras droit coupé par le bord de la photo, la main sur l’épaule de la jeune femme blonde, un homme très grand, en complet prince-de-galles, environ trente ans, les cheveux noirs, une moustache fine. Je crois vraiment que c’était moi.

Je me suis rapproché de lui. Nos dos étaient appuyés au rebord du lit, nos jambes allongées par terre, nos épaules se touchaient.

— Dites-moi qui sont ces gens-là ? lui ai-je demandé.

Il a pris la photo et l’a regardée d’un air las.

— Lui, c’était Giorgiadzé…

Et il me désignait le vieux, assis sur le fauteuil.

— Il a été au consulat de Géorgie à Paris, jusqu’à ce que…

Il ne finissait pas sa phrase comme si je devais comprendre la suite instantanément.

— Elle, c’était sa petite-fille… On l’appelait Gay… Gay Orlow… Elle avait émigré avec ses parents en Amérique…

— Vous l’avez connue ?

— Pas très bien. Non. Elle est restée longtemps en Amérique.

— Et lui ? ai-je demandé d’une voix blanche, en me désignant sur la photo.

— Lui ?

Il fronçait les sourcils.

— Lui… Je ne le connais pas.

— Vraiment ?

— Non.

J’ai respiré un grand coup.

— Vous ne trouvez pas qu’il me ressemble ?

Il m’a regardé.

— Qu’il vous ressemble ? Non. Pourquoi ?

— Pour rien.

Il me tendait une autre photo.

— Tenez… le hasard fait bien lis choses…

C’était la photo d’une fillette en robe blanche, avec de longs cheveux blonds, et elle avait été prise dans une station balnéaire puisqu’on voyait des cabines, un morceau de plage et de mer. Au verso, on avait écrit à l’encre violette : « Galina Orlow – Yalta. »

— Vous voyez… c’est la même… Gay Orlow… Elle s’appelait Galina… Elle n’avait pas encore son prénom américain…

Et il me désignait la jeune femme blonde de l’autre photo que je tenais toujours.

— Ma mère gardait toutes ces choses…

Il s’est levé brusquement.

— Ça ne vous fait rien si nous arrêtons ? J’ai la tête qui tourne…

Il se passait une main sur le front.

— Je vais me changer… Si vous voulez, nous pouvons dîner ensemble…

Je restai seul, assis par terre, les photos éparses autour de moi. Je les rangeai dans la grande boîte rouge et n’en gardai que deux que je posai sur le lit : la photo où je figurais près de Gay Orlow et du vieux Giorgiadzé et celle de Gay Orlow enfant, à Yalta. Je me levai et allai à la fenêtre.

Il faisait nuit. Un autre square bordé d’immeubles. Au fond, la Seine et à gauche, le pont de Puteaux. Et l’île, qui s’étirait. Des files de voitures traversaient le pont. Je regardais toutes ces façades et toutes ces fenêtres, les mêmes que celle derrière laquelle je me tenais. Et j’avais découvert, dans ce dédale d’escaliers et d’ascenseurs, parmi ces centaines d’alvéoles, un homme qui peut-être…

J’avais collé mon front à la vitre. En bas, chaque entrée d’immeuble était éclairée d’une lumière jaune qui brillerait toute la nuit.

— Le restaurant est à côté, me dit-il.

Je pris les deux photos que j’avais laissées sur le lit.

— Monsieur de Djagoriew, lui dis-je, auriez-vous l’obligeance de me prêter ces deux photos ?

— Je vous les donne.

Il me désigna la boîte rouge.

— Je vous donne toutes les photos.

— Mais… Je…

— Prenez.

Le ton était si impératif que je ne pus que m’exécuter. Quand nous quittâmes l’appartement, j’avais la grande boîte sous le bras.

Au bas de l’immeuble, nous suivîmes le quai du Général-Kœnig.

Nous descendîmes un escalier en pierre, et là, tout au bord de la Seine, il y avait un bâtiment de briques. Au-dessus de la porte, une enseigne : « Bar Restaurant de l’île. » Nous entrâmes. Une salle, basse de plafond, avec des tables aux nappes de papier blanc, et des fauteuils d’osier. Par les fenêtres, on voyait la Seine et les lumières de Puteaux. Nous nous assîmes au fond. Nous étions les seuls clients.

Stioppa fouilla dans sa poche et posa au milieu de la table le paquet que je lui avais vu acheter à l’épicerie.

— Comme d’habitude ? lui demanda le garçon.

— Comme d’habitude.

— Et monsieur ? demanda le garçon en me désignant.

— Monsieur mangera la même chose que moi.