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Deux mois passèrent, ou peut-être plus. Vint la saison des grands froids. Les arbres nus des boulevards furent saisis par le givre. La nuit, des feux brûlaient aux carrefours. On dit que par un de ces matins glacials, quelque part dans la rue Khapilovka, au pied du dernier thermomètre de Moscou, on trouva le corps sans vie d’un homme. Un morceau de verre dépassait de sa gorge tranchée. À côté de lui, un tube de thermomètre brisé. Tout au fond, l’alcool bleu avait été repoussé par le gel.

Et depuis ce jour-là, on ne voit plus dans les rues de Moscou de thermomètres à alcool.

Je bois

— à m’en rendre malade –

à votre santé.

Il sauta de la vie en marche.

En tant qu’écrivain,

avec qui suis-je,

avec la majorité ou avec la minorité ?

Si l’on prend en compte le nombre de têtes,

je suis en minorité,

mais si l’on considère le nombre d’idées,

ne suis-je pas majoritaire ?

Ce ne sont pas des larmes que je verse,

mais de la vodka.

LE FEUTRE GRIS

1

Sur des étagères compartimentées – comme des urnes au columbarium – se trouvaient des cylindres blancs. Le commis approcha l’escabeau et grimpa à toute allure en haut – et une des urnes se retrouva avec un bruit cartonneux sur le comptoir. Le commis souffla la poussière sur le couvercle et le souleva :

— Voici !

Entre ses doigts tournait, se pavanant, un feutre gris, couleur de crépuscule : il était garni d’un ruban sombre ; une étiquette blanche s’accrochait sous le bord. Ayant saisi des yeux le hochement de tête de la cliente, le commis tira de sa poche son carnet à souche et en lissa les feuilles.

2

On ne pouvait pas appeler cela une pensée. Cela n’y ressemblait pas plus que le crépuscule à la nuit. Mais à chaque fois qu’apparaissait dans les méandres du cerveau cette tache grise, encore informe, toutes les pensées se hérissaient, sur leur garde, comme des chiens qui sentent un chacal. Et c’est pourquoi la chose rampante choisissait le moment où les feux de la conscience dans les neurones étaient éteints et où les branches des dendrites étaient plongées dans l’ombre des rêves. La prépensée avançait avec précaution dans les circonvolutions périphériques du cerveau, sans trouver nulle part d’abri.

C’était le cas cette nuit-là. La chose grise, profitant du fait que les paupières du détenteur du cerveau étaient hermétiquement fermées, se faufila et se mêla à la foule des voyageurs au long cours : les rêves. Mais tout à coup, une voix retentit, les rêves se sauvèrent à la débandade et les paupières s’ouvrirent. L’homme, appuyé sur un coude, vit : le visage de sa femme – traversé par un sourire – et sous le sourire, sur des paumes tendues, un feutre.

— Si tu continues à dormir, tu vas rater le jour de ta fête !

Le mari passa la main sur la tranche du chapeau.

— Combien de fois je l’ai répété ! C’est tous les jours la fête des gens qui se sont fait un nom. Mais célébrer le nom d’un anonyme, c’est comme offrir des gants à un manchot. Il ne faut pas…

— Essaye-le quand même.

— Il est certainement trop petit. Oui, c’est ça. C’est une tête que j’ai, pas une forme à chapeau. Ouste !

Ce matin-là, la cuillère fit tinter le verre à thé bien plus fort que d’habitude. Le journal resta plié. Sous les yeux penchés au-dessus du thé jaune, des poches de colère jaunes enflaient ; l’œil semblait y avoir dissimulé des surplus de soleil, des images entraperçues, comme le singe accumule la nourriture non mâchée au creux de sa joue. Le héros du jour repoussa son verre et fila dans l’entrée. Ses doigts glissèrent sur les crochets du portemanteau sans trouver ce qu’ils cherchaient.

— Par tous les diables ! où est mon vieux chapeau ? Glacha !

D’abord un bruit de pas traversa la pièce, puis une voix :

— On m’a ordonné de le jeter.

Le héros du jour tendit la main vers l’étagère avec une grimace de dépit et prit le nouveau chapeau. Il fit même un pas à l’intérieur de la pièce pour examiner plus attentivement le cadeau : le contour gris des bords, le creux de la calotte soigneusement marqué, et le cordon de soie qui en faisait deux fois le tour. Mais il y avait quelque chose dans le toucher même du feutre, dans sa couleur et son contour, qui faisait bouger et saillir les poches sous les yeux, comme si l’on eût glissé dedans une image – coincée entre l’œil et le cerveau.

Le chapeau dans les mains, l’homme ouvrit la porte d’entrée et les marches firent tourner ses pas autour du vide.

C’est précisément à ce moment-là que la tache grise, qui errait depuis longtemps dans les confins intracrâniens, tout à coup prit forme et se fit pensée. Éclair noir traversant le cerveau. Le feutre tomba des doigts desserrés, l’homme se pencha, le ramassa, l’essuya même mécaniquement du revers de la manche, mais il était tout entier sous l’empire de la pensée qui venait l’envahir.

Il marchait parmi le fractionnement des pas, parmi les coudes pressés aux cartables saillants, et pensait : à quoi bon vivre ?

Il passait à côté des lettres tournant sur les axes des affiches, des pneus gris qui écartaient la foule, à travers l’air saturé de poussière, de cris, de mauvaises odeurs et de chapeaux qui se saluaient, devant son reflet tombant dans les vitrines sur du fer-blanc orné de chiffres, du caoutchouc, du carton et des mannequins, et il répétait : à quoi bon ?