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– Me voici ! dit-il en entrant chez le docteur. Bonsoir, mon cher ! Je vais encore vous déranger, n’est-ce pas ?

– Du tout ; au contraire, très heureux ! lui répond le docteur. Je suis toujours très heureux de vous voir.

Les deux amis s’assoient sur le divan et fument quelque temps sans rien dire.

– Dâriouchka, si l’on nous donnait de la bière ! dit André Efîmytch.

Ils boivent la première bouteille aussi sans parler ; le docteur médite ; Michel Avériânytch a l’air animé et joyeux d’un homme qui a quelque chose de très intéressant à raconter. C’est néanmoins toujours le docteur qui commence la conversation.

– Comme il est regrettable, dit-il d’une voix lente et paisible, secouant la tête sans regarder son interlocuteur (il ne regarde jamais personne dans les yeux) ; comme il est profondément regrettable, estimé Michel Avériânytch, que, dans notre ville, il n’y ait aucune personne capable de soutenir une conversation intelligente et intéressante, et qui aime la conversation ! C’est pour nous une grande privation. Les gens cultivés eux-mêmes ne s’y élèvent pas au-dessus du terre à terre ; leur niveau mental n’est pas beaucoup supérieur à celui de la basse classe.

– Parfaitement exact ; je suis de votre avis.

– Vous daignez reconnaître, continue le docteur au bout d’un instant, que tout, dans ce monde, hormis les hautes manifestations abstraites de l’esprit humain, est sans intérêt ni importance. L’esprit dresse une haute barrière entre l’animal et l’homme, fait songer à la divinité de la nature humaine et remplace en un certain point l’immortalité qu’elle n’a pas. Partant, l’esprit est la seule source possible de jouissance. Nous ne voyons, ni n’entendons autour de nous, rien de spirituel, donc nous sommes privés de jouissance. Il nous reste les livres ; mais c’est tout autre chose que la conversation et que le commerce des hommes. Si vous me permettez de faire une comparaison qui n’est peut-être pas entièrement juste, les livres, c’est le cahier de musique, mais la conversation c’est le chant.

– Parfaitement exact !

Il se fait un silence. Dâriouchka quitte sa cuisine, et, avec l’expression d’une affliction stupide, la tête appuyée sur le poing, vient se placer sur le seuil de la porte pour écouter.

– Hélas ! soupire Michel Avériânytch ; qu’attendre de l’esprit de nos contemporains !

Il se met à conter comment on vivait autrefois joyeusement, sainement, et d’intéressante façon, quelle classe intellectuelle, sensée, il y avait en Russie, et jusqu’où elle avait porté les idées d’honneur et d’amitié… On prêtait de l’argent sans billet, et on regardait comme un opprobre de ne pas tendre une main secourable à un compagnon dans le besoin. Et quels combats ! quels compagnons ! quelles femmes ! Le Caucase est un merveilleux pays ! Il y avait la femme d’un chef de bataillon, – étrange femme ! – qui prenait des habits d’officier et s’en allait la nuit dans les montagnes, seule, sans guide. On disait qu’elle avait un roman dans un aoul (village) avec un prince.

– Reine des cieux, notre mère !… soupire Dâriouchka.

– Et comme on buvait ! comme on mangeait ! Quels libéraux déterminés il y avait alors !

André Efîmytch écoutait et n’entendait point. Il pensait à on ne sait quoi, et humait de la bière.

– Maintes fois, dit-il tout à coup, interrompant Michel Avériânytch, je songe à des gens d’esprit et à des conversations avec eux. Mon père me donna une bonne instruction, mais, sous l’influence des idées de 1860, il me fit faire ma médecine. Il me semble que si je ne l’avais pas écouté, je serais maintenant au centre du mouvement intellectuel, professeur à quelque faculté. Vous me direz que l’esprit non plus n’est pas éternel, qu’il passe lui aussi ; mais vous savez bien pourquoi j’éprouve un faible pour lui ! La vie est un piège ennuyeux. Quand l’homme pensant atteint son âge viril et entre dans sa conscience réfléchie, il se sent malgré lui comme dans un piège sans issue. Il est, en effet, contre sa volonté, appelé, par on ne sait quel hasard, du non-être à la vie… Pourquoi ?… Il veut connaître la pensée et le but de son existence ; on ne les lui dit pas, ou on lui dit des insanités. Il frappe, on ne lui ouvre pas. Enfin, vient la mort, – aussi contre sa volonté !… Et voilà, de même qu’en prison des gens liés par un malheur commun le sentent un peu moins, quand ils sont ensemble, ainsi, on s’aperçoit moins du piège de la vie, quand des gens portés à l’analyse et aux généralisations se trouvent réunis et passent le temps à échanger des idées libres et hardies : en ce sens, l’esprit est la jouissance incomparable.

– Parfaitement exact !

Sans regarder son interlocuteur, avec des pauses, et doucement, André Efîmytch continue à parler des gens d’esprit et de leur conversation ; Michel Avériânytch l’écoute avec attention et acquiesce :

– Parfaitement exact !

– Vous ne croyez pas à l’immortalité de l’âme ? demande tout à coup le maître de poste.

– Non, estimable Michel Avériânytch, je n’y crois pas, et n’ai aucune raison d’y croire.

– Il faut avouer que moi aussi je doute. Et pourtant il est en moi comme un sentiment que je ne mourrai jamais ! « Allons, me dis-je, vieux barbon, il est temps de mourir ! » Et dans mon âme, une petite voix crie : « N’en crois rien, tu ne mourras pas… »

Un peu après neuf heures Michel Avériânytch quitte son ami. Mettant sa pelisse dans l’antichambre, il dit en soupirant :

– Tout de même, dans quel sale trou nous a placés le destin !… Le plus triste est qu’il faudra y finir nos jours… Hélas !

 VII

Ayant accompagné son ami, André Efîmytch se rassied à sa table et recommence à lire. Aucun bruit ne trouble la paix du soir et le silence de la nuit. Il semble que le temps s’arrête et se fige, comme le docteur sur son livre, et qu’en dehors de ce livre et de la lampe à abat-jour vert, il n’existe plus rien. La face rustaude du docteur s’illumine peu à peu d’un sourire d’extase et d’attendrissement à l’idée du progrès de l’esprit humain. « Oh ! pourquoi l’homme n’est-il pas immortel ? songe-t-il. À quoi bon les centres cérébraux et les circonvolutions ? À quoi bon la vue, la parole, la conscience, le génie, s’il est prescrit à tout cela de retourner à la terre et de se refroidir à la fin des fins avec l’écorce terrestre, et d’être ensuite emporté sans but et sans pensée avec la terre autour du soleil des millions et des millions d’années ? Il n’était pas besoin d’évoquer l’homme du néant et de le guinder à sa raison si haute et presque divine, pour ensuite – par littérale dérision – le retourner à son argile.

« Les transformations de la matière !… Quelle lâcheté de se consoler par ce succédané de l’immortalité !… Les mouvements inconscients de la nature sont inférieurs même à la stupidité humaine, car il reste toujours dans cette stupidité quelque conscience et quelque volonté, et dans les mouvements de la nature, il n’y a rien. Et pourtant on dit à l’esprit : « Calme-toi, ton être décomposé donnera la vie à d’autres organismes. » C’est lui dire : « Tu deviendras inférieur à la stupidité même. » Seul un lâche, ayant en face de la mort plus de peur que de dignité, peut se consoler par cela que son corps revivra dans l’herbe, dans les pierres, dans les crapauds… Placer son immortalité dans l’évolution de la matière est aussi étrange que de prédire un brillant avenir à un écrin, quand le violon précieux qu’il contient sera brisé et hors d’usage. »