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CHAPITRE XIV

Dans lequel j’attache de l’importance à des choses qui n’en ont peut-être pas !

Retour au bureau. Ma biture est juste à point. Je l’ai brossée comme un peintre brosse une toile. Dans un instant, elle va commencer à se disloquer, comme s’évapore de la buée sur une vitre. C’est le moment d’en profiter.

Rigolier radine en même temps que moi, les gants bien tirés sur ses battoirs, le nœud de cravate provocant, et ses deux dents en or scintillant au soleil.

— J’ai retrouvé le taxi, patron.

— Dix sur dix, bonhomme… Alors ?

— Il a conduit l’homme en question dans un garage de Pereire.

— L’adresse ?…

Rigolier me feinte.

— Du temps que j’y étais, je suis allé à ce garage. C’est là que le nommé Aquoix remise sa voiture…

— Quelle marque ?

— Une Aronde.

— Il s’en est servi dans la soirée ?

— Oui. Aux dires du gardien de nuit, ça lui arrive quelquefois…

— À quelle heure est-il revenu ?

— Il vient de la rentrer…

— Comment ?

— Il vient de la rentrer, répète docilement Rigolier.

Je pige que Serge Aquoix a dû revenir à son domicile avec sa chignole et la laisser dans la rue pour la fin de la nuit.

— Merci.

— Vous n’avez plus besoin de moi ? Je peux aller déjeuner ?

— Va !

Déjeuner ! Comment des gens peuvent-ils avoir faim ? Ça existe encore, l’appétit ?

— Vous souffrez toujours autant ?

— Pas mal, merci.

— Moi j’ai un remède pour les angines : gargarisme avec du vinaigre ! Vous devriez essayer…

— Bonne idée ! Et j’y ajouterais de l’eau de Javel avec un doigt d’acide prussique par mesure de sécurité. Et si ça ne me faisait pas d’effet, eh bien je me gargariserais avec une lampe à souder !

Il rigole parce que je suis son supérieur et qu’un subordonné se doit d’accueillir avec bonheur les pauvretés de ses chefs, mais il s’en va, vexé.

Le bignou joue soudain sa musique fêlée. Mathias, qui m’assiste en ces pénibles instants, décroche.

— C’est Lavoine, fait-il.

— Passe-le-moi !

Une demoiselle des PTT du genre capricieux me demande si c’est terminé. Je lui conseille d’aller se faire cuire un potage Maggi (au goût de poulet) et de déblayer la ligne.

— Patron ?

— Alors ?

— La maison a été louée de la façon suivante : M. Aquoix a confié le soin de trouver un locataire à l’agence Bougnazet. Le directeur de cet office a placardé un écriteau rédigé à la main dans un panneau vitré réservé à cet usage. Deux jours plus tard, Ravioli s’est annoncé au volant de son américaine… Quant à la photo que vous m’avez confiée, c’est bien celle de Mlle Planqueblé.

— C’est le mec de l’agence de location qui l’a identifiée ?

— Oui.

— Il la connaissait depuis longtemps, cette souris ?

— Non, il l’a connue seulement au moment de la vente, car c’est toujours par son intermédiaire que l’homme d’affaires parisien Barbautour a eu connaissance de celle-ci.

— Triple idiot ! hurlé-je, je veux un témoignage antérieur à la vente. Si ton marchand de baraques ne connaissait pas la fille, va chez des commerçants ; chez le curé ; chez le maire, je m’en moque…

— Bien, patron.

Je raccroche.

— Ça se complique ? me demande Mathias.

— Non, mais ça ne s’arrange pas. Et ma santé non plus… J’ai une de ces envies de tout laisser quimper et d’aller me glisser entre deux draps qui n’est pas exprimable en français.

— Pourquoi n’y allez-vous pas ? objecte doucement Mathias.

— Mais, sombre brute, parce que si je n’étais pas là, personne ne viendrait à bout de cette histoire…

Il trouve que je me beurre un peu trop la tartine, Mathias. Son ironie fait des zigzags dans ses yeux de velours.

Pour le mettre à l’aise, je lui distille un rire qui flanquerait les jetons à des fantômes écossais.

— Tu sais bien que je suis un superman, mon petit pote ! L’homme qui enfonce les portes ouvertes !

Je tire le téléphone à moi.

— La rédaction de Lutèce-Midi, en vitesse ! dis-je.

On me donne satisfaction. J’obtiens une voix de femme très anonyme. Tellement anonyme qu’on se demande si c’est pas une machine qui dégoise ce bla-bla !

— M. Quillet, s’il vous plaît !

— Je vous passe son service.

Ces standardistes ont le génie d’éluder les questions précises. Vous leur demandez leur nom et elles vous passent l’état civil de la mairie du XVIIIe.

— Allô ! annonce un mec qui, s’il ne se prend pas pour Napoléon se prend au moins pour Bonaparte. Qu’est-ce que c’est ?

— Je veux parler à Quillet !

— Il n’est pas ici.

— Alors à miss Blagapar…

— Ce n’est pas le même service.

— Aucune importance.

— C’est à quel sujet ?

— Je vous fais le pari qu’après avoir repassé ma grammaire et mon vocabulaire je serai à même de le lui expliquer moi-même.

En rechignant, l’interlocuteur invisible me branche sur Aïoli. La voix de rogomme de ma copine me froisse le nerf auditif.

— T’as l’air vachement joyce ! je remarque, nonobstant mon délabrement.

— On vient de me refiler un bon mot pour ma chronique. Écoute ça, flic : les dix plus belles années d’une femme se situent entre vingt-huit et trente ans ! Fameux, non ?

— Et combien vrai !

— Tu as besoin de moi encore pour aller te faire virer de chez quelqu’un ?

— Je voudrais demander à Quillet la série de photographies de la maison qui lui a servi pour la sélection.

— Tiens ! Quelle idée !

— Je suppose que ces photos datent d’un certain temps et j’aimerais savoir à quoi ressemblait le jardin avant que mon brillant sous-fifre gagne votre vacherie de concours !

— Eh ben ! mon pote, demande-la-lui, répond-elle.

— Quillet n’est pas là et je ne tiens pas à mettre les types de son service au courant de quoi que ce soit, tu saisis ? Rapport toujours à votre valeureux directeur général qui me ferait obtenir la retraite anticipée et proportionnelle s’il y avait des fuites. Sois chic, va explorer ses tiroirs et, quand tu auras déniché l’image, envoie-la-moi par un coursier fringant.

— Je vais essayer de faire ça pour toi. Mais en échange tu n’aurais pas un bon mot sur l’actualité ?

— J’en ai un de Bérurier, mon spécialiste de l’humour… Attends… Ah oui ! Nous sommes sous le signe du V et il ne faut pas croire que le V n’est rien ! Ça peut t’aller ?

Elle me traite d’ignoble personnage au bulbe atrophié et raccroche.

— Mathias, fais-je, tu vas aller rue Ballu, chez le sieur Aquoix. Tu lui raconteras ce que tu voudras, mais tu l’amèneras ici sans lui parler de l’affaire, compris ? Par mesure de sécurité, vas-y à deux ! Tu le feras macérer dans le petit burlingue.

— Bien, m’sieur le…

Il se rappelle mon interdit et n’achève pas.

— Avant de te casser, apporte-moi le grand fauteuil Voltaire qui est dans le bureau d’à côté ; je vais essayer de me relaxer un peu. Je sens que si je ne récupère pas, cette enquête sera ma dernière…

Il m’installe aux petits oignons, ce brave Mathias. Il pousse l’attention jusqu’à me filer un vieux lardeuss à lui sur les jambes et son coussin sous la trombine.