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Il s’arrête, violet, repu, heureux, la bouche luisante comme un jeu de cartes de tripot, l’œil illuminé, plus boa que le roi des constrictors ; pour tout dire, vainqueur !

Nous nous retenons d’applaudir.

— Nous allons aller prendre le café dans le jardin, propose Mme Pinaud.

Son bonhomme me fait un signe éperdu.

— Je trouve quant à moi que nous sommes très bien ici, n’est-ce pas, M’man ? interviens-je.

Je fais du pied à Félicie pour qu’elle renchérisse. Précaution superfétatoire. Il suffit que je dise blanc pour que ma brave vieille cavale chercher un paquet de Persil !

— Mais naturellement ! Vous vous êtes donné assez de mal comme ça, chère madame Pinaud !

Le vieux crabe me regarde. Ouf ! sauvés par le gong !

Il m’adresse alors un message muet, qui, traduit en clair, signifie S.O.S. Je me lève et m’approche de la porte. Il vient m’y rejoindre.

— Écoute, San-A., fait-il à voix basse, j’ai gambergé à cette histoire pendant le déjeuner… Il faut absolument qu’on ne dise rien aux grognaces. Si ma femme apprend qu’y a un macchabée dans le jardin, elle voudra plus habiter ici, et cette maison, si je te disais, ça représente tellement pour moi !

Je partage entièrement son point de vue. Après tout, la dame dans la chaux est certainement là depuis un bout de temps. Elle peut attendre vingt-quatre plombes de mieux. Quand on est squelette, on n’a plus le droit de jouer les petites impatientes !

— O.K., fais-je. Va en loucedé flanquer quelques pelletées de terre sur la personne. On plantera l’arbre de l’autre côté et demain, quand ta femme et toi aurez regagné votre base parisienne, je viendrai m’occuper de cette affaire.

Il a les châsses plus larmoyantes que jamais.

— T’avoueras d’une malchance, hein ?

— Faut pas t’en faire pour ça, Pinuche. C’est une locataire bien réservée, hein ? Et qui tient peu de place…

— Tu crois que c’est un crime ?

— Ben… on peut d’ores et déjà le supposer, je ne vois guère une fille se suicider et s’enterrer à quatre-vingts centimètres de profondeur saupoudrée de chaux vive…

— Alors, ça va faire un pataquès du tonnerre et ma femme l’apprendra !

— P’t-être qu’il y aurait moyen d’écraser le coup ! N’oublie pas que ta carrée constitue un lot ! Et que ce lot est offert par un journal. Mince de publicité pour ton baveux, tu vois d’ici le nuage d’encre chez les confrères ! Tu parles qu’à Lutèce-Midi ils feront fissa pour endormir les zigs de la Sûreté !

— Tu crois ?

— Espère ! Les journaleux et les poulets, on est comme qui dirait postérieur et chemise dans les cas graves !

Mme Pinaud nous interpelle depuis la cuisine :

— Eh bien, messieurs, que signifient ces messes basses ?

Je me retourne, le sourire aux labiales mais l’invective à portée du cœur.

— Nous célébrons les charmes du Vexin, dis-je…

Alors elle sert son caoua, radieuse. Je mesure à quel point en effet cette casba est importante pour le couple.

Elle constitue son aboutissement, le couronnement fortuit de ses trente-cinq ans d’attelage.

— Des messes basses, murmure Pinaud, ça serait pas superflu, avoue ?

— Cours faire ce que je t’ai dit, je vais affranchir le Gros. Il commence à être blindé et j’ai les jetons qu’il déballe des astuces en fer forgé sur ta locataire.

Pour l’instant, le couple Bérurier somnole derrière la fumée du café. Félicie qui s’ennuie civilement me brandit un tendre regard par-dessus la table. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais les femmes de l’âge de Môman ont le secret de vivre avec une aimable résignation les moments chiatiques de l’existence. Elles savent subir, quoi. Je crois que ça vient de leur génération. Après elles, ce sera liquidé, on ne trouvera plus personne pour parler de banalités pendant des après-midi entiers. Faire semblant de se passionner pour une recette de cuistance, pour une marque de café ou de truc qui bout plus blanc (plus blanc que quoi ?) ; raconter la rougeole d’un petit-neveu, le fibrome d’une voisine ; donner son sentiment sur la bombe atomique qui détraque le temps (les saisons ne se « font » plus) : tout cela constitue un art en péril. L’art d’user un dimanche gris ! L’art de franchir une durée morose sans paraître la trouver morose…

Chère Félicie… Pour l’instant elle explique à la mère Pinaud qu’il faut toujours mettre un morceau de sucre dans le civet de lapin. L’autre qui a vécu cinquante-quatre ans sans savoir ça pousse des onomatopées variées. Encouragée, Félicie développe la révélation. Elle explique les conséquences du morceau de sucre ; son incidence sur la marinade ; elle précise son intervention ; minute avec une rigueur d’artificier le temps de cuisson. Bref, ça devient une véritable opération. De temps à autre, la baleine ouvre un œil bouffi pour indiquer qu’elle file le train aux explications de Môman. Son mâle en écrase, le menton étalé sur la cravate. Il a posé sa veste, et sa chemise blanche, éclaboussée de blanquette, ressemble à une peau de léopard. Son chapeau rejeté sur la nuque laisse voir les rides de son front congestionné. Gavé, plein, triomphant, il croupit béatement dans l’abrutissement de la nourriture.

Je bois mon café et j’éveille Béru. Il vagit, manque de se flanquer à bas de sa chaise et promène sur l’assemblée ses yeux énormes striés de rouge.

— Ce qui s’passe ? éructe l’inspecteur.

— Bois ton café, Gros, on va finir de planter le sapin…

La mémoire lui revient, il a un rire lunaire qui découvre ses chicots noirs.

— Tu veux dire qu’on va finir notre partie d’osselets ?

Je décrète l’état d’urgence et lui vote un coup de tatane dans les montants. Il gémit. Heureusement, ces dames n’ont rien remarqué. Docile, il vide sa tasse et ne fait aucune difficulté pour me suivre.

Une fois dehors, je lui explique les nouvelles décisions à l’ordre du jour : Motus et mine de rien…

Il est pour. Pinaud a presque recomblé la fosse où repose miss Chaux-Vive.

— On va planter ce bon Dieu de sapin à gauche, déclare-t-il. Ça va masquer la rocaille (il y a en effet un monticule de cailloux artistement disposés à cet endroit), mais tant pis.

— Et la bonne femme qu’est là ? demande le Gros.

— On s’en occupera demain !

Béru reprend la pioche.

Certains de mes lecteurs vont sans doute penser que nous nous comportons cavalièrement avec la morte et qu’il est malséant de pendre une crémaillère à deux pas d’une tombe ! Ils se diront aussi, car ils sont bourrés de préjugés comme une dinde de Noël l’est de marrons, que lorsqu’on découvre un meurtre, on doit s’en occuper toutes affaires cessantes. Je leur répondrai donc que nous sommes des flics, c’est-à-dire des gens blasés, à qui la mort et le crime sont familiers, et que nous avons notre optique sensiblement faussée par rapport à la leur.

Béru pousse des rugissements susceptibles de faire croire aux habitants de l’aimable localité que le cirque Barnum est dans leurs murs.

— Tu parles d’un pousse-café ! meugle-t-il en plantant sa pioche dans la terre généreuse.

— À qui la faute, hein ? rouscaille Pinaud. Qui a eu l’idée d’apporter cette sacrée saloperie de sapin, hein ? Avec ça que ça pousse vite et que dans vingt ans les branches entreront dans la maison ! Comment je ferai pour fermer la porte, dis voir ?

Béru entre alors dans une violente colère d’où j’ai toutes les peines du monde à le faire sortir. Il dit à Pinaud que dans vingt berges ce ne sont pas les branches de l’arbre, mais ses racines qui risquent de lui causer des ennuis vu qu’il sera, selon toute estimation logique, canné comme la dame de ce matin. Il ajoute qu’on ne l’y reprendra pas à vouloir faire plaisir aux amis. Pour une fois qu’il a une délicatesse, il en est mal récompensé. Il termine en suggérant deux autres solutions concernant le sapin : « Tu peux, dit-il, soit en faire du bois, soit t’en servir comme thermomètre. »