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Louis compta une à une les minutes de ce quart d’heure d’attente. C’est dans ce bref moment qu’il comprit combien l’espoir donné à la vieille Marthe importait, combien il souhaitait lui rendre son gars, libre des flics. Les doigts serrés sur ses cuisses, Louis surveillait les deux côtés de la petite rue. Et, quinze minutes plus tard précisément, il vit paraître, discrète, furtive, la silhouette du docile Clément. Louis se rejeta dans l’ombre. Quand le jeune homme passa devant lui, son cœur s’accéléra, comme s’il l’avait aimé. Personne ne l’avait suivi. Louis le regarda entrer dans la baraque, fermer la porte. Sauf.

Il frotta son visage dans ses mains, dans un brusque réflexe de soulagement.

23

Louis s’écroula sur son lit à deux heures trente du matin, saturé, et décida qu’il ne se lèverait pas demain. D’ailleurs, c’était dimanche.

Il ouvrit les yeux à midi moins dix, mieux disposé à l’égard de la vie. Il étendit son bras droit, alluma la radio pour entendre les nouvelles du monde et se mit pesamment debout.

C’est depuis sa douche qu’il entendit un mot qui l’alerta. Il ferma le robinet, et, dégouttant d’eau, tendit l’oreille.

aurait eu lieu tard dans la soirée. Il s’agit d’une jeune femme de trente-trois ans

Louis se rua hors de la salle de bains et se figea près de son poste de radio.

selon les enquêteurs, Paule Bourgeay aurait été surprise par son meurtrier alors qu’elle était seule à son domicile, rue de l’Étoile, dans le 17e arrondissement de Paris. La victime, retrouvée ce matin à huit heures, a sans doute ouvert elle-même la porte à son assassin, entre vingt-trois heures trente et une heure trente du matin. La jeune femme a été étranglée puis frappée en plusieurs endroits du torse. Les blessures correspondraient à celles relevées sur les deux précédentes victimes assassinées à Paris au cours du mois dernier, square d’Aquitaine et rue de la Tour-des-Dames. Les enquêteurs sont toujours à la recherche de l’homme dont les journaux ont publié le portrait-robot jeudi matin, et qui serait susceptible d’apporter à la police des informations capitales concernant ces

Louis baissa le son et laissa les informations en sourdine. Il marcha en cercle dans la pièce pendant plusieurs minutes, le poing collé aux lèvres. Puis il se sécha, attrapa ses vêtements et commença à s’habiller machinalement.

Nom de Dieu. Une troisième femme. Louis calcula rapidement. Elle était morte entre vingt-trois heures trente et une heure trente… Ils avaient laissé le « Sécateur » au cimetière vers minuit moins le quart. Il avait eu tout le temps. Quant à Clément — Louis grimaça — il était sorti pendant deux heures, par la grâce de Lucien qui lui avait donné des petites ailes, et il était rentré à deux heures moins le quart. Il avait pu aisément traverser Paris et revenir.

Louis fronça les sourcils. Où cela s’était-il passé ? Il s’immobilisa, la chemise à la main. Rue de l’Étoile… Avaient-ils bien dit « rue de l’Étoile », ou était-ce lui qui déraillait à cause des foutaises de Lucien ?

Louis monta le son, et chercha une station d’informations en boucle. Puis il écouta une nouvelle fois.

… mutilé d’une nouvelle jeune femme à son domicile, rue de l’Étoile, à Paris, aux alentours de huit heures, par une…

Louis éteignit la radio et resta assis torse nu sur son lit, immobile pendant quelques minutes. Puis, avec des gestes lents, il enfila sa chemise, acheva de s’habiller et décrocha son téléphone. De quoi avait-il traité Lucien, hier soir ? De pauvre type, de minable, d’intellectuel de merde, et d’autres trucs de ce genre-là. La prochaine rencontre allait être formidable.

En attendant, c’est Lucien qui avait vu juste. En composant le numéro de L’Âne rouge, Louis secoua la tête. Il y avait malgré tout quelque chose qui ne collait pas du tout.

La patronne du café appela Vandoosler le Vieux, qui posa ses cartes et partit chercher Marc à la baraque, les autres étant absents. Louis l’eut en ligne cinq minutes plus tard.

— Marc ? C’est moi. Réponds par monosyllabes, comme d’habitude. Tu as entendu ? La troisième femme ?

— Oui, dit Marc d’une voix grave.

— Je sais que Clément est rentré hier soir. Quelle impression te fait-il ? Perturbé ?

— Normal.

— Il est au courant pour le troisième meurtre ?

— Oui.

— Qu’est-ce qu’il en dit ?

— Rien.

— Et… Lucien ? Tu l’as vu ce matin ?

— Non, je dormais. Mais il va rentrer d’ici peu pour déjeuner.

— Il n’a peut-être pas eu les dernières nouvelles.

— Si. Il a laissé un mot sur la table. Je te le lis, je l’ai sur moi : Neuf heures trente — À toutes les unités : attaque ennemie déclenchée cette nuit par nord-nord-ouest avec plein succès, faute de perspicacité du haut commandement et de préparation conséquente des troupes. Nouvelles attaques à prévoir dans avenir proche. Prévoir riposte avec soin — Soldat Devernois. Ne t’énerve pas, ajouta Marc.

— Non, dit Louis. S’il te plaît, demande-lui s’il accepte de passer me voir après le déjeuner.

— Chez toi ou au bunker ?

— Au bunker. S’il refuse, ce que je crains, préviens-moi.

Songeur, Louis descendit déjeuner. Trois victimes, déjà. Il était persuadé que le tueur en avait fixé un nombre limité. Louis tenait à cette idée, parce que le tueur comptait et que le compte avait nécessairement un but, donc une fin. Mais laquelle ? Trois femmes ? Ou cinq ? Ou dix ? Et si le type s’était choisi un échantillon, de cinq, de dix, il lui avait aussi donné un sens, nécessairement. Sinon, ce n’est pas la peine de faire un échantillon.

Louis s’arrêta sur le trottoir et réfléchit, le visage penché sur son poing, poursuivant sa rumination, suivant son fil chétif au long duquel les mots manquaient souvent.

Hors de question de choisir dix femmes au hasard, dix femmes à la file. Non, le groupe devait signifier un tout, former un univers, pour devenir un modèle et résumer toutes les femmes. Chercher un sens.

Aucun lien n’avait été trouvé entre les deux premières victimes, aucun sens. Et bien sûr, le poème proposé par Lucien apportait un lien parfait, une signification, un univers, un destin dans lequel l’assassin pouvait cadrer ses meurtres et en jouir. Mais ce que Louis ne pouvait justement pas admettre, c’est que le tueur ait pu choisir un poème pour déterminer son choix. Tuer sur un poème… Non. C’était bien trop beau pour être vrai. Bien trop précieux, trop raffiné, trop chic, rien à voir avec la réalité. Pas assez fou, pas assez névrotique. Ce que cherchait Louis, c’était un système délirant et superstitieux. Mais choisir un poème pour tuer, c’était des foutaises d’intellectuel, il en était certain.

Il s’installa à son bureau, songeur, pour attendre l’éventuelle visite de Lucien. Il ne croyait pas que Lucien viendrait. Lui-même, pour être honnête, ne se serait pas déplacé après s’être fait tant insulter. Dans cette baraque cependant, on semblait gérer les insultes de manière sensiblement différente de la norme, et cela laissait un espoir. Mais ce qui valait entre les trois évangélistes ne valait certainement pas pour lui.

Tout en dessinant des torsades de huit sur une feuille vierge, Louis pourchassait ses pensées, affinait sa perception de la « série rituelle » de l’assassin. Les vers de Nerval pouvaient-ils apporter le sens décisif que le meurtrier devait donner à sa série ? Non, bien sûr que non. C’était grotesque. Des foutaises. Oui, la complexité de ces vers pouvait captiver un obsessionnel des signes et des sens. Mais non, cela ne suffisait pas à ce que le tueur l’ait choisi.