Pourtant le palais grouillait d’animation. Des civils et des militaires discutaient dans tous les coins, à la bonne franquette. Malko vit même une Noire décrocher un rideau, le plier amoureusement et l’emporter tranquillement, sans doute pour améliorer sa case.
Mais quand Brigitte se leva pour aller aux nouvelles, après une heure d’attente, elle se heurta aux deux parachutistes gardant la porte du bureau présidentiel. Bourrés de kif jusqu’aux yeux, ils pointaient leurs mitraillettes tchèques sur elle et roulaient des yeux blancs à la moindre question.
Brigitte revint s’asseoir, découragée et folle de rage.
— Il doit y avoir une palabre importante, dit-elle.
Après dix ans d’Afrique, elle commençait à parler comme les Noirs.
— Ou alors, il y a un autre coup d’Etat.
— Ou il est parti en ville et on n’ose pas nous le dire.
En tout cas, personne n’avait franchi la porte capitonnée depuis qu’ils étaient là.
— C’était quand même mieux quand il y avait le roi, soupira Brigitte. Au moins, c’était un gars marrant. Presque tous les jours il se promenait en ville, avec une coiffure à plumes, dans sa Cadillac jaune.
Ici, c’était toujours ouvert, il adorait avoir des gens autour de lui. Evidemment, quand il avait bu trop de bière il s’amusait à tirer sur ses chambellans avec son gros revolver. Mais il tirait mal et ça faisait beaucoup rire…
— Tout ça n’arrange pas nos affaires.
Un huissier passait. Brigitte l’accrocha et entama une violente discussion en swahéli. L’autre disparut et revint quelques minutes plus tard.
— Il dit que nous allons être reçus, traduisit Brigitte. Attendons.
Ce qu’ils firent.
A 5 heures, mort de faim et ivre de rage, Malko se leva.
— Ça suffit. Ton président se moque de nous. On reviendra demain.
Ils auraient pu rester là toute la nuit. Personne ne s’occupait d’eux. Brigite, désolée, insista pour rester encore quelques minutes.
Et soudain le premier huissier réapparut. Brigitte sauta sur lui.
Il secoua la tête.
— Le président n’a plus visites aujourd’hui, bwana. Trop beaucoup de travail pour le pays. Revenir demain, bwana.
Il hocha la tête et s’éloigna, pénétré de son importance. On ne vendait pas encore les pensées de Simon Bukoko dans les librairies, mais c’était tout juste.
Malko et Brigitte descendaient l’allée lorsqu’ils furent rattrapés par un jeune lieutenant tutsi.
— C’est lui qui m’avait arrangé le rendez-vous, souffla-t-elle à Malko.
Elle le foudroya du regard et l’interpella vertement en swahéli. L’autre répondit d’une voix douce, presque féminine :
— Ce n’est pas ma faute, madame Brigitte. Si vous n’avez pas pu être reçus, c’est parce que monsieur le président avait un peu bu…
De ses explications embarrassées, il découlait que le président avait pris pendant la nuit une cuite monumentale et qu’il gisait présentement dans un état comateux, après avoir tout cassé dans son bureau.
— C’est sûrement un mauvais fétiche qui a fait ça, conclut le lieutenant. Le président y ne boit jamais qu’un peu de bière.
Pour Malko, il eût été préférable qu’il continuât ses habitudes de tempérance. Pour peu que sa cuite dure huit jours, le pays irait à vau-l’eau.
Ils revinrent à La Crémaillère plutôt déprimés. Le lieutenant avait juré que, dès qu’il serait dessoûlé, le président se ferait une joie de les recevoir et même de les convier à une soirée privée.
Les charmes de la belle Brigitte y étaient sûrement pour quelque chose. On a beau être nationaliste, c’était là une séquelle bien agréable du colonialisme.
II n’y avait plus qu’à attendre le lendemain.
Malko et Michel Couderc étaient en train de déjeuner à la terrasse de La Crémaillère quand la vieille 403 de la Sûreté s’arrêta devant le restaurant. Nicoro et Bakari en descendirent et se dirigèrent droit sur eux.
— File chercher Brigitte, ordonna Malko. Je n’aime pas ces deux oiseaux.
Couderc disparut à l’intérieur. Nicoro salua poliment Malko et s’empara de la chaise vide en face de lui. Il avait l’air grave et compassé.
— Qu’est-ce qui vous amène, commissaire, demanda Malko froidement. Vous m’avez enfin innocenté définitivement ?
L’affreuse tronche de Nicoro s’assombrit encore.
— Hélas ! Non. Au contraire.
— Comment, au contraire ?
Bakari s’était rapproché et se tenait derrière Malko. Couderc revint avec Brigitte qui fonça sur Nicoro comme une frégate de guerre.
— Qu’est-ce qui se passe, commissaire ? Tu cherches encore des ennuis à mes amis ?
Du coup, elle retrouvait le bon vieux tutoiement colonialiste. Subjugué, le Noir sortit un papier de sa poche et le tendit à Brigitte :
— Ce n’est pas ma faute, fit-il d’une voix plaintive. On m’a apporté un témoignage sur cette affaire, très grave pour ces messieurs.
Malko lui arracha le papier et lut. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. D’une façon très circonstanciée le témoin racontait comment il avait vu Malko et Couderc abattre le chauffeur de taxi dans un chemin écarté du quartier hindou. Effrayé, il s’était caché pour ne pas subir le même sort. Malko sauta à la signature : Aristote Polidis.
— Evidemment, si c’était un Africain, dit doucement Nicoro, vous m’auriez encore accusé de machination. Mais un Blanc, hein !
Brigitte à son tour, lisait le papier.
— Et pourquoi votre témoin de la dernière heure ne parle-t-il que maintenant ? demanda Malko ironiquement.
— Il hésitait à compromettre un frère de race, répliqua Nicoro sans ciller. Mais il m’a dit que le souvenir de ce pauvre homme tué sous ses yeux l’empêchait de dormir et qu’il fallait que justice soit rendue…
Il y eut un énorme ricanement de Brigitte qui venait d’arriver à la signature.
Elle était verte de rage, Brigitte, et foudroyant Nicoro de ses yeux bleus :
— Ari-le-Tueur ? Il t’a dit ça ? Tu as dû mal entendre. Il pourrait dormir douze heures après avoir découpé sa mère en petits morceaux…
— Messieurs, fit Nicoro, vous êtes de nouveau en état d’arrestation.
Derrière le dos de Malko, Bakari avait tiré son colt et le balançait à bout de bras. Brigitte tenta de discuter.
— Tu vas pas les emmener, Nico ?
Le Noir se leva.
— C’est la loi, madame Brigitte. Le ministre les a inculpés ce matin. Maintenant, il y a un témoin, il faut qu’ils soient jugés.
— Mais c’est un faux témoin, Ari, une salope, hurla Brigitte.
— Le tribunal décidera, fit Nicoro, très digne. Mais le cas de ces messieurs s’est considérablement aggravé. Considérablement.
— Rendez-moi mon argent, dit Malko. Puisque je ne suis plus en liberté sous caution.
— Impossible. Vous êtes prisonnier et inculpé. Un inculpé ne peut pas avoir d’argent. Il va être versé en attendant à la caisse de la police. Si vous êtes acquitté, on vous le rendra, après avoir payé les frais du procès.
Les mains sur les hanches, la Belge éclata :
— Attends un peu, je vais aller voir le président Bukoko. Je vais lui dire ce que tu mijotes avec ton Grec. Il va m’écouter, moi.
Du bout de la crosse, Bakari poussa Malko. Résigné, celui-ci se leva.
Dix minutes plus tard, ils avaient retrouvé leur cellule tout confort. Mais, cette fois, c’était beaucoup plus sérieux. Malko avait compris la combinaison de Nicoro. Il ne pouvait pas le laisser acquitter. Aristote avait trouvé un moyen élégant de se débarrasser de la concurrence. Son témoignage aurait pu être exposé au musée du Faux. Un petit chef-d’œuvre… Si Brigitte ne parvenait pas à joindre le président, il y avait beaucoup de chance pour que la brillante carrière de Malko se terminât au parc des Sports de Bujumbura.