Le président frappa la table avec son petit marteau. Malko se leva pour éviter le coup de pied du gendarme. Discrètement Nicoro regagna l’enceinte du public.
— Les accusés sont reconnus coupables et en conséquence, condamnés à mort, prononça le président d’une voix ferme.
Un froid glacial descendait le long de l’épine dorsale de Malko. Cette fois, c’était sérieux. Brigitte avait pris l’air d’une tigresse. Elle chercha le regard du commissaire, qui mit précipitamment ses lunettes noires.
Il y avait un flottement dans le tribunal. On venait de s’apercevoir qu’on ne savait pas comment exécuter les condamnés. Ce qui était proprement inadmissible. Une discussion animée s’engagea.
L’assesseur de gauche, qui était de mœurs simples, proposa qu’on les égorge purement et simplement. Ayant une longue expérience des sacrifices rituels, il s’offrait même à accomplir la besogne.
Le président, soucieux de respectabilité, penchait pour la pendaison. Il rappela l’exemple des Congolais, qui avaient su en faire un des spectacles les plus prisés de Léopoldville. Hélas, il n’y avait pas de gibet à Bujumbura.
Finalement, on se mit d’accord sur la fusillade. Cela avait un côté martial qui impressionnerait les mal ralliés à la révolution. Le président se gratta la gorge et annonça :
— Conformément à la loi, les condamnés seront fusillés avant la fin de la semaine.
Ça, c’était pour obliger Ari-le-Tueur, qui avait à faire dans la Copperbelt, au Katanga.
Les deux gendarmes reconduisirent Malko et Couderc jusqu’au panier à salade. Brigitte les suivit et le chemisier émeraude frôla Malko. Elle exhalait un parfum léger et agréable.
— Ça ne va pas se passer comme ça, gronda-t-elle. Ce salaud de Nicoro m’avait juré que vous seriez expulsés.
Piètre consolation. Couderc pleurait. Malko, fou de rage, n’avait même plus peur. Il songea à se jeter sur les gardes pour en finir une bonne fois. La silhouette de Brigitte l’en dissuada. Il avait là une alliée solide. Bien qu’il ne vît pas très bien comment elle agirait…
— Nous sommes foutus, gémit Couderc. Cette fois, ils ne nous lâcheront pas…
A la Maison-Blanche, le brave Bobo les accueillit avec une mine de circonstance. Mais il louchait déjà sur la chevalière de Malko. Il raccompagna les deux prisonniers dans leur cellule. A peine avait-il refermé la porte qu’un bruit vint du soupirail.
— Psst !
Malko se leva vivement, et s’approcha.
Brigitte était accroupie, le visage collé au barreau. Grâce à cette position, Malko apercevait son petit slip blanc. Mais cela ne lui donna aucune idée coquine.
Sa main effleura celle de la jeune femme. Elle murmura :
— Ce fumier de Nico a interdit les visites. Je reviendrai ce soir quand il fera nuit après avoir été aux nouvelles. Courage.
Elle se releva et disparut.
Les heures suivantes passèrent très lentement. Couderc était assis sur son lit et jouait avec un gros cafard. Malko regardait le jour baisser à travers le soupirail. Machinalement, il écoutait la mélopée du prisonnier de la cellule voisine qui priait en swahéli.
On leur apporta leur dîner mais ils n’y touchèrent pour ainsi dire pas, jetant presque tout à la cellule Huit, de l’autre côté du couloir.
Malko guettait tous les bruits de la rue. Pourvu que Brigitte revienne ! C’était leur seul lien avec l’extérieur, et leur seule alliée.
Vers 10 heures, il y eut un remue-ménage dans le couloir. Une clef tourna dans la serrure. La bouille noire effrayée de Bobo, le gardien-chef, apparut dans l’entrebâillement ; il était suivi de Brigitte qui avait troqué son chemisier émeraude contre une robe de toile qui la moulait comme un gant.
— Dépêchez-vous, dit-il. Le commissaire il a interdit précisément les visites.
— Ça va, ça va, Bobo, fit la Belge.
Elle referma la porte et s’y appuya, les yeux brillants.
— Vous allez être fusillés demain matin, annonça-t-elle.
Michel Couderc eut un sanglot étranglé et Malko sentit sa tête tourner.
— Il faut gagner du temps, dit-elle farouchement. Je vais aller voir Nicoro maintenant. Tant pis, j’y passerai, mais j’obtiendrai bien qu’il attende un peu.
Malko secoua la tête.
— Merci Brigitte, mais cela ne servirait à rien qu’à lui faire plaisir. Il a des raisons sérieuses de se débarrasser de moi…
Elle le regarda, démontée.
— Mais qu’est-ce qu’on va faire, alors ?
— Du côté de Bobo…
— Non. J’ai déjà eu toutes les peines du monde à entrer. Avec des prisonniers ordinaires, oui. Mais là, il a trop peur de Nicoro pour vous laisser filer.
Il y eut un lourd silence rompu seulement par la mélopée du prisonnier de la cellule voisine.
— Tant pis, dit Malko d’un ton las. Ne vous mêlez plus de cela, Brigitte. Vous avez fait tout ce que vous pouviez. Ce sont des choses qui vous dépassent.
Elle frappa du pied :
— C’est trop bête !
— Quoi ?
— Si ça se trouve, dans huit jours, il n’y aura plus de République et ce salaud de Nicoro sera à votre place !
— Comment ça ?
Elle se rapprocha de Malko pour parler à voix basse.
— Il y a un coup d’Etat qui se prépare. Avec l’ancien roi. Il est à Kimbasha, au Congo. Il paraît qu’il a levé une armée de mercenaires allemands, une centaine d’hommes. Ils peuvent balayer Bukoko et sa clique en un quart d’heure. Vous seriez automatiquement libérés…
— Oui, mais d’ici là, on sera morts, fit Couderc amèrement.
— Attendez !
Le cerveau de Malko venait de se remettre en marche.
— Qu’est-ce que vous savez de cette histoire ?
— Tout, fit Brigitte fièrement. Même le signal de la révolution. Le capitaine qui doit s’emparer du Palais présidentiel dès que les autres passeront la frontière est… heu, un de mes meilleurs amis.
Malko lui prit les deux mains et la fit asseoir sur le lit :
— Brigitte, êtes-vous prête à prendre des risques sérieux pour nous ? Pour nous sauver ?
Elle avait l’impression de plonger dans un lac d’or. Jamais elle ne s’était sentie si forte. De taille à massacrer toute l’armée burundienne…
— Oui, dit-elle d’une voix étranglée. Je ne veux pas que vous mouriez.
Pauvre Couderc.
— Alors, écoutez-moi. D’abord, quel est ce signal dont vous me parlez ?
Elle le lui dit.
— Bien voilà ce que vous allez faire.
Malko parla près de dix minutes d’affilée, très lentement, pour que Brigitte comprenne bien. Celle-ci buvait ses paroles, disait « oui » à tout. Pourtant, ce qu’il lui demandait n’était pas précisément de son ressort. Il aurait mieux valu une compagnie de Marines. Mais il faut faire avec ce qu’on a.
Lorsqu’il eut terminé, il demanda :
— Vous n’avez pas peur ? Vous vous en tirerez ?
Elle lui serra les deux mains.
— Oui.
— Allez-y. Il n’y a pas tellement de temps à perdre. Et bonne chance !
Les yeux dorés avaient pris une expression presque implorante. Brigitte fondait. Elle aurait découpé Nicoro avec ses ongles pour faire plaisir à Malko.
Elle se leva, et sur le pas de la porte, se retourna, le visage tendu.
Malko avança d’un pas et leurs lèvres se rencontrèrent. Aussitôt elle se colla à lui de tout son poids et l’enlaça. Le verre de rhum du condamné à mort…
Après un dernier regard tendre, elle ouvrit la porte et disparut dans le couloir. Malko l’entendit échanger quelques mots avec Bobo et le bruit de ses hauts talons décrut dans le couloir. Les dés étaient jetés.