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Tout était éteint lorsqu’ils arrivèrent chez Beyazit. Un des hommes de main de Doneshka y alla tout seul, sans arme, et frappa. Rien ne répondit. Les deux autres l’attendaient dans la voiture, au bas de la rue.

Doneshka décida de laisser un homme en faction, un peu plus haut. Il avait un ordre simple : tirer à vue.

Ils repartirent. Le Russe était repris par sa rage. Pour lui, c’était fichu de toute manière. Ses chefs ne lui pardonneraient pas, ou les Turcs ne le rateraient pas. Il ne tenait pas à finir dans les caves en ciment de l’immeuble de la Sécurité, alors il préférait se battre.

Le bac d’Uskùdar était toujours aussi désert. Ils refirent en sens inverse le chemin qu’il avait parcouru une heure avant, et s’arrêtèrent, un peu plus haut, derrière une ferme abandonnée. De là, ils surveillaient la route qui menait au bâtiment de garde où se trouvait Beyazit.

Par acquit de conscience, Doneshka descendit jusqu’à l’eau. La barque était toujours vide. Ses deux camarades étaient morts ou prisonniers.

— Tu crois qu’il va venir ? demanda son compagnon.

— C’est une chance à courir.

— Il est peut-être déjà parti.

— Peut-être.

Le silence retomba. Les yeux grands ouverts, Doneshka demeura immobile dans l’obscurité, attendant que le jour se lève.

À huit heures dix, il réveilla d’un coup de coude son compagnon endormi. Une moto arrivait sur la route. C’était Beyazit.

Malko fut réveillé par des petits coups frappés à sa porte. Il alluma et regarda sa montre : 4 heures. Passant sa robe de chambre, il alla jusqu’à la porte et chuchota :

— Qui est-ce ?

Il espérait que Leila avait des insomnies. Mais c’est une voix d’homme qui répondit :

— C’est moi, Krisantem. Ouvrez.

C’était peut-être un piège. Mais Malko se fia à son instinct. Il prit quand même une précaution. Avant d’ouvrir, il décrocha son téléphone et appela Jones.

— J’ai une visite, expliqua-t-il à voix basse. Je laisse l’appareil décroché. Écoutez et venez si ça va mal.

Il alla ouvrir pendant qu’à l’étage au-dessus, Jones essayait d’une seule main de passer son pantalon et de l’autre d’armer son Colt.

Mais Krisantem était seul. Il avait une sale tête, pas rasé et l’air crevé. Il portait une petite valise.

— Ils ont tué ma femme, dit-il. Et ils veulent ma peau aussi. Alors je suis parti. Je veux venir avec vous après avoir réglé son compte au salaud qui a fait ça.

— Je vous laisse ma valise. Tout ce que je possède est dedans. Si je ne reviens pas, gardez-la.

— Voulez-vous de l’aide ? Le Turc secoua la tête.

— Pas la peine. C’est une question personnelle. S’ils me tuent, vous me ferez plaisir en prenant la suite. Au revoir.

Et il disparut en fermant doucement la porte derrière lui. Il avait laissé la Buick derrière l’hôtel. Avant de démarrer, il prit sa vieille pétoire à sa ceinture et se livra pendant plusieurs minutes à une besogne mystérieuse.

Ensuite, il retourna chez lui. Ils allaient certainement revenir.

Il laissa la voiture loin de chez lui, et continua à pied pour arriver par-derrière. Avant de se cacher dans la cave, il vérifia que les morceaux de scotch qu’il avait collés en travers des portes étaient toujours là. Donc, personne n’était encore venu. Il s’installa sur un tonneau, l’arme à la main. Ça pouvait être long.

La moto s’arrêta doucement près de la Fiat. Beyazit avait freiné en voyant la voiture. Il mit pied à terre, rangea soigneusement sa moto sur le bord de la route et s’approcha de la voiture. Son visage n’exprimait aucun sentiment.

— Je suppose que vous voulez me tuer, dit-il calmement. Doneshka sortit de la voiture comme un diable de sa boîte.

— Salaud ! Je devrais t’ouvrir le ventre avec mes mains. Tu nous a trahis. Tu savais que les Américains avaient découvert le tunnel. Et maintenant, mes camarades sont morts par ta faute.

— Je vous hais, vous, les communistes. Et j’ai sauvé mon frère. Il vaut mieux que vous tous réunis.

Fou de rage, le Russe le gifla deux fois à la volée. Beyazit ne broncha pas.

Le Russe tira son pistolet à silencieux. Ses deux compagnons l’imitèrent.

— On l’abat ici ? demanda le plus vieux.

— Non. Je veux être tranquille. Allons à l’Arkhangelsk. Suivez-moi.

Encadré par les deux Russes, Beyazit prit le sentier qui descendait au Bosphore. Doneshka ouvrait la marche. Arrivé au bord de l’eau, il allait monter dans la barque lorsqu’il sursauta : une masse noirâtre flottait, cognant régulièrement contre le bois du plat-bord.

— Une mine !

Elle avait dû se détacher du barrage lors de l’explosion et avait dérivé le long du courant.

L’un des Russes partit en courant. Doneshka poussa Beyazit dans la barque puis retint la mine par un des anneaux qui la ceinturaient. L’autre était déjà de retour avec une longue corde. Doneshka en attacha une extrémité à l’un des anneaux et tira la mine contre le bord, avec d’infinies précautions, puis se tourna vers Beyazit.

— Mets-toi là-dessus.

Docilement, le Turc s’allongea à plat ventre sur la mine, se tenant des deux mains aux crochets. Pendant que Doneshka retenait la mine, ses deux acolytes attachaient le Turc par les poignets et les chevilles aux deux autres anneaux. Puis, d’un coup de pied, Doneshka éloigna la mine.

— En avant, ordonna-t-il. On va remorquer M. Beyazit jusqu’au milieu du Bosphore. Comme ça, il rencontrera bien quelque chose sur sa voie.

— Et si on le sauve avant ?

— Nous ne serons pas loin, fit Doneshka.

Ils mirent près de vingt minutes pour parvenir au milieu du courant. La mine était affreusement lourde. Heureusement, à cette heure matinale, il n’y avait pas de bateaux-promenades. Cela aurait pu intriguer les touristes de voir une mine flottante avec un homme attaché dessus.

— Stop ! dit enfin Doneshka. Les trois hommes étaient épuisés.

Ils étaient au beau milieu du Bosphore. En aval, on distinguait dans la brume du matin les silhouettes de plusieurs bateaux remontant le Bosphore. Doneshka détacha la carde et la jeta à l’eau. La mine se mit à glisser doucement vers les navires.

— Bon voyage, monsieur Beyazit, cria ironiquement Doneshka. Et il ajouta : « Crève, salaud. »

Beyazit ne répondit pas. Les yeux fermés, il pensait à sa mère qui serait inquiète de ne pas le voir.

À force de rames, les trois Russes regagnaient la rive.

Le timonier du cargo turc Korun scrutait le Bosphore distraitement lorsqu’il aperçut, loin devant un objet venant droit sur le navire. Pensant à une barque de pêcheur, il donna un coup de sirène bref pour signaler le danger.

L’objet continua sa course.

Après un autre coup de sirène, le timonier prit ses jumelles, inquiet. Il les lâcha au bout de cinq secondes pour hurler dans le porte-voix des machinistes : « Stop et en arrière toute. »

Il avait fait la guerre et savait reconnaître une mine. Frénétiquement, il actionna le klaxon d’alarme et la sirène. L’équipage se précipita aux postes d’évacuation.

La mine n’était plus qu’à vingt mètres du Korun. Horrifié, l’équipage aperçut l’homme en uniforme attaché dessus. Les marins n’eurent pas beaucoup le temps de s’apitoyer.

Une explosion sourde ébranla le cargo et un geyser de cinquante mètres jaillit à bâbord avant. Par une déchirure de deux mètres sur trois, l’eau s’engouffrait dans la cale avant.

Le Korun coula à pic en trois minutes, et demeura planté dans le Bosphore, ses superstructures effleurant l’eau. Du lieutenant Beyazit, on ne retrouva qu’une épaulette, recueillie par un marchand de thé ambulant sur la rive européenne.