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Les trois Russes avaient assisté à l’explosion de leur victime, un peu pâles. L’un d’eux remarqua à voix basse :

— Il avait du courage.

— Il y a encore du travail, dit Doneshka.

Une fois de plus ils repassèrent le bac. On pouvait penser de lui ce qu’on voulait, mais Doneshka n’aimait pas les choses faites à moitié.

Sans même se cacher, les trois hommes poussèrent la grille du jardin et entrèrent.

Dans la cave, Krisantem serrait dans sa main droite sa vieille pétoire espagnole, l’âme en paix. Il visa soigneusement le premier des trois hommes et appuya sur la détente. Il ne faut jamais tuer la femme d’un Turc. Ce sont des choses qu’ils ne comprennent pas.

Le Russe reçut le projectile en plein ventre. Avec un grognement affreux, il se plia en deux et s’agenouilla sur le ciment. Il n’avait pas beaucoup de chance de s’en sortir parce que Krisantem avait pris soin d’inciser toutes les balles en croix et de les imbiber d’ail, ce qui est excellent pour l’infection.

Krisantem continua à vider joyeusement son chargeur. Un second Russe s’effondra, avec deux balles dans la poitrine. Alors qu’il était couché sur le ciment de l’allée, Krisantem arriva encore à lui envoyer une balle qui lui fit éclater la trempe. Puis il mit un autre chargeur et attendit. Le troisième Russe, l’homme qu’il connaissait, avait disparu.

Le bruit de la voiture le renseigna. Il entrevit la Fiat 1100 filant devant le portail. L’autre n’insistait pas.

Tranquillement, Krisantem sortit de sa cave. Il prit dans l’entrée son imperméable et sortit en fermant la porte. Les deux corps dans le jardin étaient immobiles. Les voisins commençaient à se mettre aux fenêtres. Krisantem marcha jusqu’à la Buick cachée à trois cents mètres de là.

Quelques minutes plus tard, il frappait à la porte de Malko.

L’Autrichien ouvrit tout de suite. Il était déjà en peignoir et rasé.

— Je suis à votre disposition, dit Krisantem. Plus rien ne me retient ici. J’ai vengé ma femme, mais il en reste encore un. J’espère l’avoir avant de partir d’ici. Je ne veux pas vous déranger, je vous attends en bas, dans le hall.

— O.K. Rendez-vous à 11 heures, dans le hall. Krisantem sortit. Malko alla ouvrir la porte de la salle de bains et libéra Leila, drapée dans une chemise d’homme. Elle se recoucha et attira l’Autrichien à elle. Insatiable.

À onze heures, Malko était dans le hall. Leila dormait encore. Milton Brabeck et Chris Jones étaient là aussi, observant Krisantem.

— Venez, dit Malko. Je tiens absolument à me trouver sur le pont Galata vers onze heures et demie. On prend la voiture de notre ami Krisantem. À propos, fit-il en se tournant vers les deux gorilles, à partir d’aujourd’hui, Krisantem est avec nous. Vous le protégerez comme si c’était moi.

Ils s’entassèrent dans la Buick, juste au moment où Lise passait. Malko ne l’avait pas revue depuis le dîner mémorable de Rumeli. Il se sentit plein de remords. Après tout, il aurait peut-être le temps de lui rendre hommage avant de partir.

— Lise ! appela-t-il. On vous emmène sur la Corne d’Or ?

Elle hésita un instant. Mais la Corne d’Or, c’était tentant. Avec un sourire encore un peu pincé, elle entra dans la Buick. Éperdus de politesse, les deux gorilles s’assommèrent en voulant se lever.

Ils louchaient sur la poitrine de Lise. Malko se retourna et leur jeta un regard sévère. Ils s’absorbèrent dans la contemplation de leurs mains.

Le pont Galata grouillait de trafic. De vieux camions chargés de primeurs avançaient lentement au milieu des taxis rafistolés et des autobus bondés. Une foule compacte s’écoulait sur les deux trottoirs. Krisantem gara sa Buick à l’entrée du pont et alla donner un billet de cinq livres au flic moustachu et bonhomme qui s’efforçait de diriger la circulation à l’entrée du pont.

Ils s’adossèrent tous au parapet. Plus bas, il y avait un magma de barcasses ancrées où vivait un petit peuple de pêcheurs misérables. Les pilotis des vieilles maisons de bois enfonçaient dans l’eau leur bois pourri. La nuit, d’énormes rats disputaient des courses vertigineuses entre les pilotis, à la recherche du moindre déchet.

Il montait de cette eau croupissante une odeur de moisi et de poisson séché à faire tourner de l’œil un vieux loup de mer.

C’était la Corne d’Or.

Seul, Malko savait pourquoi ils étaient là. Soudain ses yeux d’or pétillèrent.

— Regardez, fit-il.

Un long cargo noir remontait la Corne d’Or, tiré par deux remorqueurs ventrus crachant une épaisse fumée noire qui allait ternir les coupoles de la Mosquée Yeni.

Dociles, les quatre regardèrent le cargo. A sa poupe, flottait le drapeau rouge de l’U.R.S.S.

Spectacle banal. Une dizaine de cargos étaient déjà ancrés dans le cul-de-sac de la Corne d’Or, chargeant et déchargeant leur cargaison au milieu d’une incroyable pagaille.

Le cargo noir allait passer le pont Galata, lorsqu’il se passa quelque chose.

Il y eut un claquement sec, comme un coup de fouet. Le remorqueur de droite parut s’envoler en avant. Le cargo amorça un virage gracieux qui le mit en travers du Bosphore. L’aussière avec laquelle le remorqueur le tirait avait cassé, probablement par suite d’une fausse manœuvre. L’autre remorqueur continuait à tirer, drossant le lourd cargo contre la rive nord.

Le pilote dut s’apercevoir de son erreur. Il stoppa brusquement. C’était trop tard. Malko et ses compagnons virent arriver lentement, mais irrésistiblement, la grosse coque noire. Sur le pont arrière, des hommes gesticulaient en hurlant.

Gracieusement, l’arrière sortit de l’eau et s’encastra avec un craquement épouvantable dans une maison de bois qui s’effondra immédiatement. Mais le quai en ciment résista. Les tôles, du moins, se déchirèrent comme du papier et un déluge de caisses s’abattit au milieu des débris de bois.

À bout de course, le cargo s’arrêta. Il avait bien pénétré de six mètres à l’intérieur du quai.

Interdits, les gorilles, Krisantem et Lise regardaient Malko. Lui, sautait sur le quai. Soudain, il sourit et tendit le bras.

— Ça a marché, dit-il sobrement.

Deux caisses avaient complètement volé en éclats. De longs objets noirs étaient éparpillés sur le quai. Malko en désigna un.

— Vous avez déjà vu une mitrailleuse démontée ?

Les autres n’eurent pas le temps de répondre. Des sirènes de police les assourdirent. De toutes parts, des voitures de la Sécurité turque surgissaient. Les policiers établirent rapidement un cordon autour du cargo encastré dans le quai. Une corde à linge avec des sous-vêtements s’était accrochée au gouvernail, formant une guirlande du plus gracieux effet.

Un policier turc ramassa un morceau de caisse et le montra à ses camarades. Il y avait dessus, en caractères russes de vingt centimètres : « Pièces ; détachées pour tracteurs offertes par l’U.R.S.S. »

Tout autour, il y avait bien une vingtaine de canons de mitrailleuses lourdes…

— Je connais un capitaine qui va avoir des ennuis, murmura Malko.

— Ils sont venus vite, les flics, fit Jones.

— C’est le dernier cadeau de notre ami Beyazit, conclut Malko. Il savait que les armes qu’il avait réclamées pour « sa » révolution devaient arriver par ce cargo. Le reste a été une question d’organisation.

Lise était suffoquée.

— Oui, ce n’était pas un accident, continua Malko. Les cordes ont cassé au bon moment. C’était le seul moyen de pouvoir jeter un œil sur la cargaison. Autrement, les caisses auraient été débarquées de nuit dans un coin désert. Et il y en avait certainement pour d’autres pays.