Alex règne désormais sur une partie du trafic d’héroïne. Paul l’a retrouvé, deux ans en arrière, à l’occasion d’une mission sur la cité phocéenne. Puis ils se sont revus en douce, plusieurs fois.
Aujourd’hui, ils se sont filé rancard dans un endroit discret.
Davin s’effondre à nouveau sur le lit ; les jambes fatiguées par cette ronde, la tête lourde de sa migraine nocturne et de celle qui s’annonce. Une nouvelle dose de morphine y est passée. Peut-être est-il déjà accro ?
Il sourit tristement… Quelle importance ? Pourquoi cette crainte de la dépendance ? Ses réactions sont parfois étranges ; réminiscences de sa vie antérieure, sans doute. Vieilles habitudes, vieilles certitudes, vieux préjugés… Difficile de tout effacer. De tout balayer.
Pourtant, je vais mourir.
Tic-tac.
Il se repasse soudain le film de la confession de Paul. Ces mots qui résonnent en boucle dans sa tête. Il entend le calvaire, le supplice.
Les hurlements des victimes. Leurs prières face à la mort.
Mais Paul aussi, est une victime. Qui a agi sous l’emprise de forces qui le dépassaient.
Ce n’est pas le petit Pavel qui a assassiné ces gens ; c’est une série de malheurs, une succession de malchances. Et surtout, des commanditaires. Il n’a pas tué pour de l’argent mais pour sauver sa vie.
Ça change tout.
Ou presque. Car ça n’efface pas l’ardoise.
François essaie de trouver des réponses alors qu’il n’ose même pas se poser les questions. Les vraies, celles qui font peur, celles qui tourmentent l’âme et le corps.
Depuis des jours, il chemine aux côtés d’un criminel, d’un tueur professionnel. Et maintenant qu’il connaît la vérité, il est toujours auprès de lui. Devenant ainsi son complice.
Il se remet péniblement sur ses pieds, reprend son pèlerinage sur des chemins escarpés. L’esprit torturé, en feu.
Pardonner, il ne peut pas. Pas plus qu’il ne peut condamner.
Accepter l’inacceptable, c’est déjà beaucoup.
Accepter l’idée qu’il tient à Paul. À ce jeune homme apparu dans sa vie un soir où il avait besoin d’une présence. Une amitié insensée rendue possible par une tumeur au cerveau.
— Elle a bon dos, la tumeur, grogne François.
Il ne peut s’empêcher de feuilleter à nouveau le dossier de la journaliste italienne. D’affronter ces clichés et ces descriptions qui empalent son cœur au bout de tiges en ferraille.
Des enfants, des gens qui agonisent sur leur lit de mort. Cette mort qui se répand lentement et en silence. Cette lèpre qui asphyxie progressivement la planète.
Pour que des mafieux s’en mettent plein les poches, arrosant au passage les gouvernements à la solde du plus offrant.
Pour que de grands groupes industriels ou pharmaceutiques cotés en Bourse n’égratignent pas leurs bénéfices déjà obscènes.
Ces multinationales pour lesquelles Davin a œuvré, sans compter ses heures. Ces sociétés à qui il a permis de gagner plus d’argent, encore. Qu’il a aidées à se forger une image respectable auprès des foules, cachant l’horreur de leurs activités derrière des paravents de séduction.
Des paravents de mensonges, tous plus éhontés les uns que les autres.
Ignorant ce trafic immonde, dont personne ne parle… Ces camions, ces dizaines de camions qui rampent sur nos routes ; ces bateaux, ces dizaines de bateaux qui croisent sur nos côtes. Qui exportent la mort là où déjà frappe la misère.
Le Nord qui jette ses poubelles au Sud, en toute impunité. Avec l’aide précieuse de la Camorra ou d’autres mafias. Italiennes, russes… Qui ont trouvé là une nouvelle activité, juteuse et sans risque.
Avec la complicité des gouvernements. De tous les gouvernements, sans exception.
Uranium, cadmium, mercure… Pesticides désormais interdits et dont il faut éliminer discrètement les stocks. Déchets nucléaires ou biomédicaux, virus en tous genres.
Somalie, Guinée, Bénin, Togo…
François tourne les pages. Et il en faut du courage, pour tourner ces pages…
Il se brûle les doigts, les yeux. Il découvre avec horreur les fûts éventrés, largués au large de la Somalie et que l’océan vomit sur les plages au gré des tempêtes. Les décharges à ciel ouvert, avec les gamins inconscients qui espèrent dénicher leur subsistance dans cet amoncellement de détritus mortels.
Ou encore ces tonnes de boues d’hydrocarbures provenant du lavage des cuves de pétroliers ou de raffineries à la soude caustique ; abandonnées en Côte-d’Ivoire et qui empoisonnent la population locale, lentement mais sûrement. Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Avant de contaminer les nappes phréatiques, histoire de condamner ceux qui auraient survécu à l’inhalation de ces saloperies…
Et enfin, les armes vendues par la même occasion. Pour que continue à régner le chaos permettant l’existence même de l’odieux commerce.
Ce sont les types responsables de ça qui le poursuivent depuis des jours. Il aurait dû les tuer, au gîte. Les étrangler de ses propres mains !
Oui, il aurait dû les tuer… Mais sont-ils les seuls coupables ?
Bien sûr, il y a leurs clients… Et, tout au bout de la chaîne, il y a… François. Qui ne s’était jamais demandé où allait toute cette merde. Où partaient son frigo et sa télévision usagés, l’huile de vidange de sa bagnole, son téléphone portable qui fonctionnait encore très bien mais qu’il a pourtant remplacé, son ordinateur obsolète. François, qui fermait les yeux, évitant de se poser les questions qui dérangent. Lui, comme les autres. Comme l’écrasante majorité…
Des pas dans le couloir, une clef dans la serrure lui infligent un électrochoc.
Davin sursaute au moindre bruit, maintenant.
Maintenant qu’il connaît le goût de la cavale. Celui de la chasse à courre.
Il ferme le dossier, le Petit apparaît, sourire de vainqueur illuminant son visage.
— Mission accomplie ! annonce-t-il en brandissant une mallette. Nous sommes riches !
François a du mal à répondre à son sourire. Un fût de déchets toxiques coincé en travers de la gorge.
Paul dépose le butin sur le lit, à côté de son ami. Telle une offrande, la preuve qu’il tient ses promesses.
François mate les liasses de billets alignées dans un ordre parfait.
— Y a combien ?
— Un million deux cent mille… Cent vingt briques, quoi. Alex a fait ce qu’il a pu. C’est bien, non ?
— Oui, c’est bien.
Bien que tu sois revenu en un seul morceau. Bien que tu penses avoir trouvé la solution à tous tes problèmes.
Paul s’étend sur le plumard, la tête près des billets.
— Y a un truc que je comprends pas, avoue Davin. Ton copain, Alex… si les Pelizzari t’attendaient en bas de chez lui, lorsque je t’ai déposé à Marseille la première fois, ça veut dire qu’ils étaient au courant que tu l’avais retrouvé, non ?
— Oui… Je suppose qu’ils devaient me surveiller ces derniers temps.
— Dans ce cas, pourquoi ne l’ont-ils pas descendu ? Pourquoi ne se sont-ils pas vengés ? C’est pourtant lui qui était parti avec leur marchandise !
— Tu sais, Alex est devenu puissant… Il bosse pour un mec qui tient le marché de l’héro sur Marseille.
— Un rival de Pelizzari ?
— Non, pas un rival. Ils ne boxent pas dans la même catégorie. Le Vieux donne pas dans le trafic d’héro. Il a dû penser qu’en butant Alex, il allait s’attirer des ennuis pour pas grand-chose… Y a des règles à respecter dans ce milieu !
— Ah… Mais s’il est trafiquant d’héroïne, pourquoi t’a-t-il acheté de la cocaïne ?