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Empire qu’ils s’appliquèrent à conquérir de la manière la plus brutale qui soit. Bien qu’au départ les Romains aient eu des relations plutôt paisibles avec les indigènes des Augustines, leur exposant le fonctionnement des sabliers et des boussoles, les impressionnant en tirant des coups de canon et en organisant de faux combats de gladiateurs au cours desquels des hommes en armure se battaient contre des hommes équipés de filets et de tridents, les choses dégénérèrent rapidement. Certains des hommes de Trajan, ayant abusé du vin de dattes, firent main basse sur les femmes de l’île et les possédèrent avec la fougue d’hommes n’ayant pas caressé la poitrine d’une femme depuis presque un an. Les femmes, selon Trajan, semblaient a priori consentantes ; mais ses hommes les traitèrent avec une telle violence et une telle cruauté que des réticences apparurent, débouchant sur des querelles ouvertes avec les insulaires venus défendre leurs femmes (dont certaines n’avaient pas plus de dix ans) et la chose se termina dans un massacre sanglant, avec comme point d’orgue l’exécution du vénérable chef du village.

Cette partie du journal est particulièrement pénible à lire. D’un côté, nous avons droit aux détails fascinants des coutumes des autochtones, comment les cochons étaient sacrifiés par les vieilles femmes défilant en jouant d’une trompette rouge et en badigeonnant le sang sur les fronts des hommes ou comment les hommes de tout âge se faisaient percer les organes génitaux avec une tige d’or ou d’étain de l’épaisseur d’une plume d’oie, ainsi que d’autres détails étranges semblant provenir d’un autre monde. Mais le tout est entrecoupé par le récit du massacre des indigènes, leur destruction impitoyable au moindre prétexte, le périple d’une île à une autre où les Romains étaient systématiquement accueillis de manière amicale avant que les événements ne dégénèrent rapidement en viols, meurtres et autres pillages.

Et pourtant, Trajan ne semble rien trouver d’anormal à tout cela. Page après page, il garde le même ton calme, décrivant ces horreurs comme si elles étaient une conséquence logique et naturelle du choc de deux cultures étrangères. Ma réaction, de dégoût et de consternation mélangés, alors que je lisais cela, me fit comprendre de manière on ne peut plus claire à quel point notre époque diffère de la sienne et à quel point je suis loin d’être un homme de la Renaissance. Trajan voyait, au mieux, dans les exactions de ses hommes un mal nécessaire, alors que je les considère comme des actes monstrueux. C’est là que j’ai fini par comprendre que l’un des aspects profonds et complexes de la décadence de notre civilisation est précisément le mépris que nous éprouvons pour ce genre de violences. Nous n’en sommes pas moins des Romains, nous ne supportons pas le désordre et nous n’avons pas perdu nos talents dans l’art de la guerre ; mais quand je considère le ton désinvolte qu’adopte Trajan Draco quand il parle de riposter à des attaques de flèches et de lances par des salves de canon, d’incendies de villages entiers en représailles de menus larcins sur l’un de nos navires, ou les assouvissements des instincts les plus bas de ses hommes sur de très jeunes filles parce qu’ils ne souhaitaient pas perdre leur temps à courir après leurs grandes sœurs, je ne peux m’empêcher de penser que notre décadence a finalement quelque chose de bon.

Au cours de ces trois jours de lecture, je ne vis personne, ni Spiculo, ni le César, ni aucune des femmes avec qui j’ai tué le temps en Sicile. Je poursuivis inlassablement ma lecture, jusqu’à ce que la tête m’en tourne, sans pouvoir m’arrêter, même si ce que je lisais m’horrifiait souvent.

Maintenant qu’ils avaient tourné le dos aux zones désertes du Pacificus, des îles commençaient à apparaître les unes après les autres, non seulement les Augustines, mais d’autres plus au sud-ouest, par grappes entières ; car même s’il n’y a pas de continent dans cet océan, on y trouve de longues chaînes d’îles, dont beaucoup sont plus vastes que notre Britannie ou notre Sicile. Je lisais au fil des pages les descriptions de bateaux ornés d’or et de plumes de paon transportant des chefs locaux quand ils venaient apporter des cadeaux de valeur, ou de poissons-globes et d’huîtres de la taille de nos moutons ou encore d’arbres dont les feuilles, lorsqu’elles tombent au sol, se mettent à faire pousser des pattes et s’enfuient en courant, de rois que l’on appelle Rajahs et que l’on ne doit pas regarder en face lorsque l’on s’adresse à eux, la chose ne devant se faire qu’à travers des tubes qui parcourent les murs de leur palais. Des îles aux épices, des îles d’or, des îles de perles – merveilles sur merveilles, chacune d’elles désormais saisie et revendiquée par l’invincible empereur romain au nom de Rome l’éternelle.

Ces étranges royaumes insulaires laissèrent enfin place à des territoires plus familiers, car maintenant l’Asie était en vue : les côtes de Khitai. Trajan décida d’y débarquer ; il échangea des présents avec le souverain de Khitai et acheta auprès de lui des experts dans l’art de l’imprimerie et de la fabrication de la poudre à canon ainsi que de la confection de fines porcelaines, dont les talents, une fois qu’ils eurent été ramenés à Rome par ses soins, donnèrent un fabuleux élan de prospérité et de croissance à cette ère nouvelle que l’on appela la Renaissance.

Il poursuivit sa route jusqu’en Inde et en Arabie, remplissant çà et là ses navires de trésors, ainsi que le long de la côte ouest de l’Afrique puis celle de l’est. Cette route avait déjà été empruntée, mais cette fois-ci, il la faisait dans le sens inverse.

Une fois le cap le plus méridional de l’Afrique franchi, il sut qu’il avait accompli le tour du monde et s’empressa de rejoindre l’Europe, en passant d’abord par la pointe méridionale de la Lusitanie puis en remontant le sud de l’Hispanie pour arriver aux bouches du fleuve Baetis, avec ses cinq navires et les membres de son équipage qui avaient survécu, et enfin à la ville de départ, Sevilla. « Ces marins méritent sans aucun doute la gloire éternelle, conclut-il. Davantage que les Argonautes du temps jadis qui parcoururent les mers avec Jason à la recherche de la Toison d’or. Grâce à nos magnifiques vaisseaux, parcourant le Grand Océan vers le sud jusqu’en Antarctique, puis à l’ouest, en suivant ce cap jusqu’à finir par rejoindre l’est puis de nouveau l’ouest, sans jamais faire demi-tour mais en allant toujours de l’avant : opérant ainsi un tour complet du monde, jusqu’à ce que nous regagnions notre terre natale d’Hispanie et notre port de départ, Sevilla. »

Il y avait un post-scriptum curieux. Trajan avait fait une entrée dans son carnet de bord à chaque jour de son voyage. Selon ses calculs, la date de son retour à Sevilla était le 9 janvier 2282 ; mais en arrivant à terre, on lui annonça que la date était le 10 janvier. En naviguant constamment en direction de l’ouest, il avait, d’une manière ou d’une autre, perdu un jour. Cela demeura un mystère jusqu’à ce que l’astronome Macrobius d’Alexandrie démontre que l’heure du lever du soleil observe un décalage de quatre minutes pour chaque degré de longitude ; ainsi, la variation pour un tour complet de trois cent soixante degrés serait de mille quatre cent quarante minutes, soit une journée complète.

C’était la preuve parfaite, si jamais on avait osé douter de la parole de Trajan, que la flotte avait opéré un tour complet autour du globe pour atteindre les îles nouvelles de cet océan inconnu. Il avait ainsi ouvert un véritable coffre aux merveilles que l’illustre empereur allait exploiter au maximum au cours de deux décennies de règne absolu jusqu’à sa mort à l’âge de quatre-vingts ans.