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Roger Zelazny

Seigneur de lumière

1

On dit qu’en la trente-troisième année après sa délivrance il revint du Nuage d’Or pour accepter une fois encore le défi du Ciel, combattre l’ordre établi et les dieux qui l’avaient imposé. Ses disciples avaient prié pour son retour, bien que ces prières fussent péché. La prière ne doit pas troubler celui qui a atteint le Nirvâna, quelles que soient les circonstances de son départ. Ceux qui portent la robe safran avaient pourtant prié pour que Mansjuri, Celui qui porte l’épée, revînt parmi eux. On dit que le Boddhisatva les entendit…

Celui dont les désirs ont été étouffés, qui s’est libéré de ses racines, dont les prés sont le vide – libre et sans signes – son chemin est tout aussi inconnaissable que celui des oiseaux dans le ciel.
Dhammapada (93)[1]

Ses disciples l’appelaient Mahasamatman et disaient qu’il était un dieu. Il préférait cependant supprimer Maha-et-atman de son nom et se faire appeler Sam. Il ne prétendit jamais être un dieu, mais n’affirma jamais le contraire. Les circonstances étant ce qu’elles étaient, admettre l’un ou l’autre n’eût été d’aucun profit, à la différence du silence.

Il était donc entouré de mystère.

C’était en la saison des pluies…

La grande saison humide était bien avancée…

Ce fut en ces jours de pluie que s’élevèrent leurs prières, mais non pas en égrenant les nœuds de la corde, ou en faisant tourner les moulins. Elles s’élevèrent de la grande machine à prières, dans le monastère de Ratri, déesse de la Nuit.

Les prières à haute fréquence étaient dirigées vers les cieux, traversaient l’atmosphère, atteignaient le nuage doré, appelé le Pont des Dieux, qui entoure le monde, apparaît la nuit comme un arc-en-ciel de bronze ; le soleil rouge y devient orange à midi.

Certains moines doutaient de l’orthodoxie de cette technique de la prière, mais la machine avait été inventée, était manipulée par Yama-Dharma, dieu déchu de la Cité Céleste. Il avait aussi construit, disait-on, bien longtemps auparavant, le puissant char de la foudre du dieu Çiva, cette machine qui traversait les cieux en vomissant des nuages de feu dans son sillage.

Malgré sa disgrâce, Yama était toujours considéré comme le plus puissant des magiciens, bien qu’on ne doutât point que les dieux de la Cité le fissent mourir de la vraie mort s’ils apprenaient l’existence de la machine à prières. D’ailleurs, ils le feraient tout aussi bien mourir de la vraie mort même sans la machine, s’il tombait entre leurs mains. Comment il arrangerait ses affaires avec les Maîtres du Karma, cela le regardait, mais personne ne doutait qu’il ne trouvât un moyen de s’en tirer le moment venu. Il était de moitié plus vieux que la Cité Céleste et dix dieux à peine se rappelaient la fondation de la demeure. On le savait plus instruit même que le dieu Kubera en ce qui concernait le Feu Universel. Mais c’étaient là ses moindres Attributs. On le connaissait surtout pour une autre chose, bien que peu en parlassent. Assez grand, fort sans être lourd, ses mouvements étaient lents et fluides. Il était vêtu de rouge et parlait peu.

Il s’occupait de la machine à prières, et le lotus de métal géant qu’il avait monté sur le toit du monastère tournait inlassablement sur son socle.

Une pluie fine tombait sur le bâtiment, le lotus et la jungle au pied des montagnes. Il avait offert pendant six jours bien des kilowatts de prière, mais les parasites empêchaient qu’il fût entendu Là-haut. À voix basse, il invoqua les plus notables des actuelles divinités de la fertilité, en termes de leurs Attributs les plus importants.

Un grondement de tonnerre répondit à sa pétition, et le petit singe qui l’aidait eut un rire étouffé.

— Yama, vos prières, tout comme vos malédictions, n’ont aucun résultat.

— Il t’a fallu dix-sept incarnations pour découvrir cette vérité ? Je comprends pourquoi tu es encore un singe.

— Non, dit le singe, qui s’appelait Tak. Si ma chute a été moins spectaculaire que la vôtre, elle a été due en partie à quelque méchanceté de la part de…

— Assez ! fit Yama, lui tournant le dos.

Tak se dit qu’il avait dû toucher un point sensible. Pour essayer de trouver un autre sujet de conversation, il alla vers la fenêtre, bondit sur le rebord et leva les yeux.

— Il y a une éclaircie à l’ouest, dit-il.

Yama s’approcha, regarda dans la même direction que lui, fronça les sourcils, approuva d’un signe de tête.

— Oui. Reste où tu es et renseigne-moi, fit-il, et il alla vers la console des commandes. Le lotus arrêta de tourner, puis fut dirigé vers la partie du ciel libre de nuages.

— Parfait. Nous recevons.

Ses mains allèrent vers un autre tableau de contrôle, abaissèrent des manettes, réglèrent deux cadrans.

Au-dessous d’eux, le signal fut reçu dans les profondes caves du monastère, on commença d’autres préparatifs : l’hôte fut tenu prêt.

— Les nuages reviennent, cria Tak.

— Aucune importance à présent. Nous avons attrapé notre poisson. Du Nirvâna, il vient dans le lotus.

Le tonnerre gronda encore, la pluie tomba avec un bruit de grêle sur le lotus. Des serpents d’éclairs bleus s’enroulèrent en sifflant autour des sommets des montagnes.

Yama ferma un dernier circuit.

— Va-t-il être heureux de se retrouver vêtu de chair ? demanda Tak.

— Va donc manger une banane !

Tak décida qu’on le congédiait et sortit de la pièce, laissant Yama arrêter les machines. Il prit un couloir, descendit un large escalier. Il atteignit le palier, s’arrêta quand il entendit des voix, un bruit de sandales sur la pierre d’un vestibule latéral.

Sans hésiter, il grimpa le long d’un mur, s’aidant d’une rangée de panthères et d’éléphants sculptés. Il escalada un chevron, se cacha dans l’ombre et attendit, immobile.

Deux moines en robe sombre passèrent sous la voûte d’entrée.

— Pourquoi ne peut-elle leur donner un ciel clair ?

L’autre moine, plus vieux et plus lourd, haussa les épaules.

— Je ne suis pas assez sage pour répondre à ce genre de question. Il est évident qu’elle est inquiète, sinon elle ne leur aurait pas donné asile en ce sanctuaire et n’aurait pas permis à Yama de l’utiliser ainsi. Mais qui peut voir les limites de la nuit ?

— Ou celles des humeurs d’une femme. J’ai appris que les prêtres ne savaient rien de sa venue.

— Peut-être. Quoi qu’il en soit, c’est un bon présage.

— Sans doute.

Ils passèrent sous une autre arcade. Tak écouta s’affaiblir le bruit de leurs pas, mais resta perché où il était quand le silence revint.

« Elle », la femme dont parlaient les moines, ne pouvait être que la déesse Ratri elle-même, adorée par l’ordre qui avait donné asile aux disciples de Sam à la Grande Âme, Sam l’Éclairé. Ratri comptait aussi parmi les dieux déchus de la Cité Céleste, vêtus d’un corps de mortel. Elle avait toutes raisons d’être amère à ce propos. Et Tak comprit les risques qu’elle courait en donnant asile aux autres, en étant physiquement présente pendant l’entreprise. Si la nouvelle atteignait qui de droit, cela pourrait réduire à néant toute possibilité de réintégration future. Tak se la rappelait, beauté brune aux yeux d’argent, dans son char lunaire d’ébène et de chrome tiré par des étalons blanc et noir, servie par sa garde, vêtue aussi de blanc et noir, quand elle passait dans l’avenue du Ciel, rivalisant avec Sarasvatî dans toute sa gloire. Son cœur bondit dans sa poitrine velue. Il lui fallait la revoir. Une nuit, il y avait bien longtemps, en des heures plus heureuses, sous une plus belle forme, il avait dansé avec elle sur un balcon sous les étoiles. Pendant quelques instants seulement. Mais il n’avait pas oublié. Et il est difficile d’être un singe et d’avoir de tels souvenirs.

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Tout comme pour les autres grands textes cités au cours du livre, la traduction, ici, ne prétend pas être autre chose qu'une modeste adaptation à partir du texte anglais. N.d.T.