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Une chambre, c’est beaucoup dire. Un lit, un lavabo, une penderie nichés en un point de la courbe du vaste dôme, des murs au crépi bleu-pourpre peu discret, mais enfin ça ira. Nikki s’extrait vivement de la résille dorée qui est son seul vêtement. Malgré les quatre mètres qui séparent le couple, il émane d’elle un courant qui fait jaillir des étincelles sur tout le spectre électroérotique, sa nudité est si provocante que la fatigue de Shadrak est balayée, le Cotopaxi et Buckmaster ne sont plus que de l’histoire ancienne. Grisé, Shadrak fond sur sa partenaire. Les lèvres se cherchent, les mains épousent les seins. Elle l’embrasse, et n’est plus là. Elle est allée offrir prudemment sa hanche gauche au contraceptron à côté du lavabo : elle appuie sur le commutateur, s’expose au bain doux et salutaire de radiations stérilisantes, puis revient vers lui. Le tatouage anticoncep – une étoile à neuf branches – brille maintenant comme une goutte de chartreuse sur sa peau brune, indiquant que l’irradiation a fait son œuvre. Elle déshabille Shadrak et frappe gaiement des mains en découvrant son érection. Ce n’est certes pas Jeanne d’Arc qu’il va honorer ce soir ; guerrière peut-être, mais vierge point.

Ils roulent sur le lit. Les mains de Shadrak sont presque aussi agiles et appliquées que celles de Warhaftig le chirurgien, mais Nikki lui fait comprendre d’un bref mouvement d’épaule qu’il peut laisser tomber les caresses préliminaires et en venir à l’essentiel. Et c’est d’une poussée brutale que Shadrak entre au port, leur arrachant des cris de plaisir à tous deux. Certaines choses demeurent. À quatre cents kilomètres vers l’est, il y a un homme qui a usé quatre foies et sept reins (jusqu’ici). Sous une tente à quelques centaines de mètres à peine du lit où ils se trouvent, on vend une drogue qui vous permet d’assister en personne à la trahison du Messie et, à Oulan-Bator, une machine transmet des images d’à peu près tous les événements qui se déroulent en n’importe quel point du monde. Toutes ces choses eussent été qualifiées de miracles, il y a seulement deux générations, et pourtant, dans ce monde de l’an 2012 saturé de miracles, la technologie ne paraît pas avoir amélioré de façon significative l’acte d’amour. Bien sûr, il y a des drogues ingénieuses qui sont censées augmenter les sensations, et des dispositifs anticonceptionnels astucieux, et quelques autres gadgets biomécaniques que ne dédaignent pas les raffinés, mais il n’y faut voir rien d’autre qu’une modernisation d’accessoires en usage depuis le Moyen Age. L’opération de base n’a pas encore été numérisée, miniaturisée, randomisée ou en quelque autre manière futurisée. Elle demeure ce qu’elle était au temps des australopithèques et des pithécanthropes – quelque chose que les gens font nus, dans l’humilité de leurs corps d’origine pressés l’un contre l’autre.

Et le rite ancien s’accomplit, cuivre contre ébène ; Shadrak s’étonne de sa propre intensité. Il ne sait si cette énergie passionnelle lui vient de Nikki, par quelque mystérieux transfert télépathique, ou d’une réserve qu’il ne se connaissait pas, mais quoi qu’il en soit, il montre sa reconnaissance en menant l’affaire à la plus heureuse des conclusions. Et glisse sans peine dans un profond sommeil, dont il n’est tiré que par le bip feutré mais inflexible qui signale que la fin de leurs trois heures est proche. Il découvre que sa tête repose douillettement sur les seins de Nikki. La jeune femme est réveillée, manifestement depuis un certain temps. Elle a un sourire ravi. Sans doute l’aurait-elle bercé ainsi toute la nuit – et l’idée plaît à Shadrak. D’ailleurs, la nuit est bien avancée. Ils s’accordent quelques caresses, rapidement, puis se lèvent, font leur toilette, s’habillent et sortent en se tenant la main sous un ciel pâlissant et pommelé. L’air est vif. Tels des enfants qui ne veulent pas quitter la cour de récréation, ils dérivent vers un cercle de jeu, un bistrot, un théâtre de lumières, où s’agitent des fêtards bruyants et vaguement équivoques, mais ils ne passent que quelques minutes dans chaque endroit, et ressortent sans plus d’idée précise qu’à leur arrivée. Ils finissent par s’avouer qu’ils ont eu leur compte pour la nuit. Direction la gare du tubotrain, dans ce cas. Le jour va bientôt se lever. Un énorme globe vert et scintillant se balance au-dessus du quai – un télécran public qui diffuse le dernier bulletin d’informations. Shadrak lève un œil vague en direction du globe : c’est Mangu qui lui renvoie un regard sincère, plein de bonne volonté, terriblement jeune. Il prononce un discours, semble-t-il. Petit à petit (car sa fatigue est réelle), Shadrak se rend compte qu’il s’agit du classique laïus concernant l’antidote Roncevic, celui-là même que Gengis Mao débite traditionnellement tous les cinq ou six mois, et dont il semble avoir cette fois confié la charge à l’héritier présomptif. « … percée décisive accomplie dans nos laboratoires, affirme Mangu,… progrès encourageants… transformations qualitatives fondamentales de la technique de fabrication… efforts incessants du Comité révolutionnaire permanent… sous la conduite diligente et opiniâtre du vénéré président Gengis Mao… il n’est plus permis de douter… la distribution à grande échelle du remède dans le monde entier… le fléau du pourrissement organique chassé de nos vies… l’accroissement quotidien des stocks… le temps n’est plus éloigné où… une humanité saine et heureuse… »

Quelques mètres plus loin, sur le quai, un personnage haut en couleur roule de gros yeux et souffle à sa compagne, assez fort pour être entendu :

— Mais bien sûr. D’ici seulement quatre-vingt-dix ans ou un siècle.

— Silence, Béla ! La femme a vraiment l’air inquiet.

— Mais c’est la vérité. Il ment, quand il dit que les stocks augmentent quotidiennement. J’ai vu les chiffres. Je te dis, j’ai vu des chiffres dignes de foi.

Mordecai trouve la chose intéressante. L’homme est Béla Horthy, un physicien hongrois, austère mais un peu inconscient, créateur de la grande centrale nucléaire de Bayan Hongo, qui fournit de l’énergie à presque toute l’Asie du Nord-Est. Il se trouve que Horthy est également ministre de la Technologie du Comité révolutionnaire permanent, et il est plutôt étrange d’entendre un officiel si haut placé tenir en public des propos aussi scandaleux, voire subversifs. On est à Karakorum, certes, et Horthy donne à cet instant l’image d’un pantin désarticulé, à côté de ses pompes, il trippe manifestement sur un hallucinogène puissant. Mais tout de même…

— Au mieux, les stocks d’antidote sont stables, et peut-être en légère diminution, continue Horthy, en articulant ses phrases avec une précision exagérée, comme les gens qui sont vraiment partis. Mangu nous sort un baratin destiné à apaiser les populations. Il s’imagine que les gens seront contents et le porteront dans leur cœur. Beurk !

La femme essaie désespérément de le calmer. Elle est petite et trapue, une mécanique efficace dont le centre de gravité se situe près du sol. Son visage est partiellement masqué par un domino chamarré d’un vert vif, mais au bout d’un moment, Shadrak reconnaît en elle Donna Labile, une huile aussi importante que Horthy – de fait, elle dirige au Comité le ministère de la Démographie, dont le rôle est de maintenir un équilibre acceptable entre les morts et les naissances. Domino ou pas, c’est bien elle, cette mâchoire féroce ne trompe personne. Shadrak remarque alors que Horthy est aussi muni d’un masque, qui pend au bout de sa main gauche. Peut-être s’imagine-t-il l’avoir encore sur le nez. Donna lutte avec lui, arrachant le masque de sa main folle pour tenter de le remettre en place, mais il la repousse et s’avance vers Mordecai, qu’il salue d’une révérence tellement extravagante qu’il manque basculer sur la voie. Donna Labile, qui brandit toujours le masque, s’agite autour de son compagnon comme un insecte en colère.